Le Valentin Haüy.
Revue universelle des questions relatives aux aveugles.
n°1 – Janvier-Février-Mars 1930
Édité par l’Association Valentin Haüy (Tournon)
Le Valentin Haüy a publié (avril 1925) un article de M. le docteur Ferrier sur l’ostéopathie qui est pratiquée en Amérique par des aveugles avec beaucoup de succès. Le mouvement a continué de progresser depuis lors. L’American Foundation for the Blind a envoyé récemment à la bibliothèque Valentin Haüy une brochure qui permet d’embrasser les résultats obtenus. Au moment où nous allions en rendre compte, M. Masselier nous a adressé la traduction qu’il a faite du compte rendu très détaillé de cette brochure qui a paru en Braille dans Esperanta Ligilo. Nous l’en remercions et insérons bien volontiers cette traduction. Si l’ostéopathie ne semble pas avoir encore pénétré en Europe, elle peut un jour devenir un débouché intéressant, pour les aveugles de ce côté de l’Atlantique ; et en tout cas les renseignements qu’on lira ici ne sauraient manquer d’être instructifs pour nos masseurs.
Il y a aux États-Unis une centaine d’ostéopathes aveugles, et les dirigeants de l’ « American Foundation » pensent que nombre de leurs camarades en Europe trouveraient dans cette profession un excellent gagne-pain ; aussi reproduisons-nous bien volontiers l’essentiel de cette brochure écrite par Lelia T. Brown.
Elle débute par un exposé succinct de l’ostéopathie. L’inventeur de cette thérapeutique, le médecin allopathe Andrew Taylor Still publia ses découvertes en 1874. Aux États-Unis, huit collèges (facultés) s’occupent de la formation des médecins et chirurgiens ostéopathes. Les cours, théorie et pratique, y durent quatre années ; ils sont actuellement suivis par environ 2.000 étudiants. Le traitement, qui n’exclut pas l’intervention chirurgicale, vise à corriger les défections de l’organisme sans recourir aux médicaments chimiques de la médecine courante ; mais, malgré sa signification étymologique (théorie des maladies des os), l’ostéopathie ne se borne pas au massage et aux pratiques des rebouteurs. Dans l’annuaire 1928 de l’Association des Ostéopathes, nous lisons cette définition : « L’ostéopathie est la science de la structure du corps humain, des fonctions et rapports des organes et cellules, appliquée au rétablissement et au maintien de la bonne harmonie physique. » Le traitement ostéopathique est en somme l’application logique de l’anatomie, de la physiologie et de la pathologie. Le. diagnostic de l’ostéopathie doit déceler le facteur organique. Le traitement s’efforce de réparer ces désordres ; il ne s’oppose pas systématiquement à l’usage des drogues, puisqu’il recourt aux antiseptiques et aux anesthésiques, mais sont proscrites toutes drogues dont est seulement connu l’effet, non l’essence.
Les auteurs de la brochure ont adressé un questionnaire à 90 aveugles praticiens ou étudiants de cette méthode ; des réponses ont été reçues de 50 médecins et de 6 élèves ; on en a interviewé 22 autres, ainsi que des Présidents de collèges d’ostéopathie.
Nous avons dit que les études durent quatre ans. En outre, certains ostéopathes exercent dans les hôpitaux avant de s’établir à leur compte. Les deux premières années de cours sont généralement consacrées aux notions fondamentales de la science médicale : anatomie, histologie, physiologie thérapeutique, pathologie et bactériologie. Au cours de la deuxième année, les étudiants commencent leur initiation à la théorie et à la pratique de l’ostéopathie. Les troisième et quatrième années sont surtout réservées aux questions de clinique, c’est-à-dire à la technique du diagnostic et au traitement des maladies. Naturellement, l’étudiant aveugle de ces collèges doit s’acquitter des mêmes tâches, suivre la même profession et passer les mêmes examens que son collègue clairvoyant. Certaines parties du programme ne présentent aucune difficulté spéciale aux non-voyants. D’autres parties exigent d’aux plus d’effort et d’attention et nécessitent l’aide d’un voyant pour la lecture et les expériences de laboratoire. À une ou deux exceptions près, les ostéopathes aveugles mentionnés dans la brochure eurent recours à un lecteur. Médecins et étudiants aveugles et professeurs sont unanimes pour estimer que la seule difficulté sérieuse pour l’aveugle réside dans les travaux de laboratoire, de ceux du microscope. On comprendra l’importance de cet inconvénient en apprenant que le quart des heures de cours est affecté au laboratoire. Mais les résultats atteints par les étudiants et les médecins aveugles semblent prouver que l’esprit inventif, la patience et l’utilisation bien comprise d’une collaboration voyante permettent sans les yeux de s’assimiler parfaitement l’enseignement du laboratoire, même si l’on n’affecte pas soi-même tous les détails des expériences. Le meilleur auxiliaire voyant de l’aveugle est sans doute un camarade de sa classe. Les cours sont généralement organisés de façon à ce que les élèves, répartis en petits groupes, aient toujours un contrôle à leur portée. Si l’étudiant aveugle a, avant le cours potassé le traité relatif aux expériences de laboratoire, il pourra, en prêtant toute son attention aux explications de ces collègues, pendant le cours pratique (réactions et autres phénomènes d’éprouvette) comprendre assez bien tout ce qu’il lui faut savoir. À la dissection, l’aveugle arrive à voir par le toucher, muscles, nerfs et viscères ; puis il écoute les remarques de l’opérateur, son collègue voyant. Dans un des collèges visités, deux étudiants aveugles maniaient eux-mêmes le scalpel pour les parties les moins méticuleuses de ce travail sur les cadavres. Les mannequins et les squelettes rendent, dans l’étude de l’anatomie et de la physiologie, les mêmes services aux aveugles qu’aux voyants. Pour remplacer les figures et les diagrammes imprimés, les étudiants aveugles ont trouvé des façons de les reproduire en utilisant l’argile et le plâtre, ou bien ils ont fait exécuter des dessins à leur usage, avec une espèce de « crayon à roulette » sur papier braille. (Ces crayons sont en vente à l’Institut National de Londres, Great Portland Street 224).
D’après les réponses au questionnaire, presque tous les médecins aveugles ont eu recours à des procédés de ce genre pendant leurs études. À deux exceptions près, les étudiants aveugles, leurs études achevées, n’ont essuyé aucune difficulté pour se faire admettre aux examens ; mais dans ces deux cas, les examinateurs objectèrent que les aveugles se trouvaient mathématiquement éliminés par la loi qui exige un examen écrit. Environ un tiers des médecins ostéopathes eurent la permission pour ces épreuves d’utiliser la machine à écrire et on leur lisait les questions. Environ un autre tiers put dicter à un secrétaire, et dans quelques autres cas ’épreuve écrite fut remplacée par une épreuve orale. Dans six États, l’examen comportait aussi une épreuve pratique. On dépeignait alors au candidat aveugle les révélations du microscope et il avait charge d’expliquer le phénomène. Dans certains cas, les aveugles furent dispensés de ces épreuves pratiques, quand, par les points des autres épreuves, ils avaient atteint la moyenne exigée. Lorsqu’on exigeait un examen clinique et l’établissement d’un diagnostic, l’aveugle pouvait procéder comme son camarade voyant. Les ostéopathes aveugles ont plutôt tendance à se spécialiser ; tout au moins, lorsqu’ils acceptent de soigner tous les cas, préfèrent-ils s’occuper de certaines maladies déterminées ; l’enseignement dans les collèges d’ostéopathie est un des champs d’action des ostéopathes aveugles. Deux d’entre eux occupent actuellement de telles fonctions ; deux autres les avaient assumées auparavant. Le travail de clinique et d’hôpital sont également accessibles à l’ostéopathe aveugle que l’on remarque çà et là dans le corps médical d’un hôpital.
Quelques-uns de nos correspondants opinent encore que la médecine industrielle et le traitement ostéopathique des sportsmen constituent aussi de bons débouchés pour les aveugles.
Les réponses au questionnaire évoquent diverses manières de réduire les difficultés du médecin aveugle. Presque unanimement, la vue est considérée comme indispensable pour établir le diagnostic de certaines maladies et suivre leur traitement. Aussi, tous les ostéopathes aveugles, à part de très rares exceptions, s’assurent-ils par des arrangements réguliers l’aide nécessaire. D’après les réponses reçues, 19 d’entre eux exercent leur profession en association avec des confrères voyants ; 10 autres sont mariés avec des femmes ostéopathes qui sont leurs associées ; dans deux autres cas, l’association est constituée avec un frère ou une sœur ; trois autres partagent leur cabinet avec une infirmière, un assistant de laboratoire, avec un confrère voyant avec lesquels ils ne sont cependant pas effectivement associés, et ils s’assurent ainsi, en cas de besoin, l’aide permanente d’yeux compétents. Trois travaillent sous le contrôle direct de médecins voyants dont ils sont les assistants. Dix recourent, en cas de besoin, à une infirmière ou à un assistant. Il en reste assez peu qui n’utilisent pas les services réguliers d’un assistant ou d’un associé ; quelques-uns ont initié leur femme ou un membre de leur famille au rôle d’auxiliaires ; d’autres recommandent leurs malades à des confrères voyants dans les cas où la cécité les empêche de traiter eux-mêmes. Cependant, en ce qui concerne le diagnostic et l’application des principes ostéopathiques, le médecin aveugle n’est pas désavantagé par rapport au voyant. Les notes des collègues démontrent que les étudiants aveugles se font souvent remarquer par leur habileté dans les épreuves de diagnostic et de clinique. Un ancien Président de Collège écrit : « Il n’y a pas à douter de la capacité des aveugles et de leur compétence particulière, grâce au toucher, à appliquer dans leur pleine étendue les principes ostéopathiques. Selon mon expérience, leur aptitude diagnostique, s’il y a une différence, dépasse le niveau moyen. »
Pour mieux montrer ce qu’on peut attendre de cette profession, nous avons collationné quelques données relatives au revenu annuel des médecins aveugles. Sur 50 ayant répondu au questionnaire, 37 communiquent leur revenu de l’année écoulée, et quelques-uns celui de leur première et cinquième année d’exercice. La moyenne est pour la première année de 1.200 dollars, et pour la cinquième 2.500. Le revenu moyen résultant des 37 réponses est de 3.000 dollars.
Enfin, la brochure rappelle que l’ostéopathe aveugle, grâce à son toucher plus affiné, jouit d’un véritable privilège qui compense souvent son infériorité physique.
Harald THILANDER, Stocksund (Suède).
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