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Perception de la mobilité et de la motilité des tissus en ostéopathie (III)

3e Partie
dimanche 30 juin 2019 par Alain Abeshsera

À la recherche de la subjectivité perdue - 1ère partie

Dans les deux articles précédents, nous avons discuté du vécu du praticien lorsqu’il touche et regarde son patient à la manière de l’ostéopathie. Nous avions conclu que, bien qu’il dépende de ses perceptions, l’ostéopathe peut prétendre à une forte objectivité, en tous les cas vis-à-vis de lui-même. Être objectif vis-à-vis de soi est le fondement de la fidélité, une qualité nécessaire pour des praticiens appelés à revoir leurs patients dans le temps. L’existence d’une objectivité vis-à-vis des autres est une question largement non résolue, et que nous mettons de côté ici.
Dans notre second article, nous avons remonté le temps à la recherche de la subjectivité des Anciens et des explications ‘objectives’ qu’ils en ont données. En particulier dans le domaine dit de la mobilité et de la motilité  : contraction du muscle strié par l’effet de la volonté, ou motilité spontanée dans l’appareil crânio-cérébro-méningé.

Cette analyse historique nous a amené de Galien à des auteurs plus récents, tels G. Baglivi, montrant que, depuis que nous possédons des documents médicaux, soit environ deux mille ans, les médecins ont cru que le cerveau était un organe contractile, doué d’une respiration propre, qui chassait des ‘sucs’ essentiels à la santé des tissus via les nerfs. Chez Pacchioni et Baglivi, un grand anatomiste et un grand maître de l’école dite iatromécaniste, cette physiologie aboutit à un système qui préfigure largement les croyances de l’ostéopathie crânienne, deux cent années avant qu’elles ne soient formulées par leur auteur présumé, W.G Sutherland. Ce savoir ancien a probablement influencé le fondateur du crânien, à travers E. Swedenborg, qui avait repris les idées de Willis et Baglivi sur le cerveau et les méninges, en y ajoutant quelques traits de génie, bien en avance sur la neurologie de son temps. 

Des lectures inévitables

Giorgio Baglivi (1668-1707)
Source BIU Santé

Pacchioni, Malpighi ou Baglivi ne sont pas des auteurs mineurs qui auraient pu être lus ou non par leurs contemporains, mais des auteurs majeurs, connus et étudiés par la totalité des médecins éduqués. La norme, en médecine, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, sera que la dure-mère est contractile, selon un rythme qui conditionne ceux du cœur et de la respiration. Ses contractions rythmiques font parvenir, à travers ses connections avec le système nerveux, les ‘sucs nerveux’ - esprits animaux dans la langue des Anciens - à toute la périphérie. Sutherland va ‘ressusciter’ ces croyances abandonnées et les inclure dans un schéma biomécanique original, inconnu des Anciens, fondé sur l’observation des articulations de la boîte crânienne, et leur connexions avec le bassin.
Il y a donc une antécédence pour nos croyances ostéopathiques les plus étranges et les plus problématiques à expliquer, de nos jours, d’un point de vue scientifique. Et, pas plus qu’un philosophe moderne ne saurait dire que Platon ou Aristote sont dépassés, un médecin moderne pourrait affirmer que toutes les anciennes croyances médicales lui sont inutiles. Qu’on le veuille ou non, elles forment le tissu conjonctif dans lequel notre savoir a grandi.

L’Entente Cordiale entre médecins et ostéopathes

On ne doit pas, cependant, faire l’erreur de penser que les Anciens connaissaient depuis longtemps les principes de l’ostéopathie structurelle ou crânienne. Certains aspects du modèle de Sutherland ne sont pas retrouvés avant cet auteur : la connexion mécanique/physiologique entre le crâne et le sacrum, la motilité de la moelle en prolongation de celle du cerveau, ou la mécanique – physiologique et pathologique – des sutures. Ce sont là des notions originales à l’ostéopathie crâniosacrée. Pour prendre un exemple, de Galien jusqu’au XVIIIe siècle, on croit volontiers que les sutures permettent l’évaporation de l’excès des ‘esprits animaux’.
Cette antécédence de principes vaut également pour Still. Le fondateur est l’héritier de principes connus depuis deux mille ans : celui de l’existence d’une force d’autoguérison dans le corps, de la relation entre la structure ou la fonction, ou l’importance de l’apport artériel ou nerveux pour la santé des tissus.
Cependant, tout comme les iatromécanistes avant eux, Still et Sutherland considèrent le corps comme un assemblage de solides articulés entre eux et entre lesquels des ‘tuyaux’ passent et apportent nourriture et information. Leur génie, semble-t-il, réside dans l’intuition que les solides peuvent gêner cet écoulement nutritif – ce que nous appelons la ‘lésion ostéopathique’ ou ‘blocage articulaire’ – et que cette gêne peut être diagnostiquée et traitée par nos mains.
On peut dire, en quelque sorte, que Still et Sutherland héritent d’une anatomie et d’une physiologie abandonnées par les médecins mais que ces deux auteurs transforment en technique de traitement. Nous avons ainsi une conjonction entre, d’un côté, une subjectivité contemporaine - celle des ostéopathes qui prétendent sentir des ‘restrictions de mobilité’ et une ‘motilité tissulaire’ - avec, de l’autre, une subjectivité ancienne, celle de l’ensemble des médecins, de Galien à G. Baglivi. Voilà enfin un domaine où médecins et ostéopathes s’entendent à merveille, sauf qu’il s’agit de deux générations différentes !

Les obsédés du passé

Andrew Taylor Still
Source : Wikipédia

Ayant discuté de la subjectivité des modernes et des Anciens, un monument de la subjectivité ostéopathique nous attend : celle d’A.T. Still. Qu’est-ce-que le fondateur sentait quand il posait les mains sur les tissus ? Comment percevait-il ce que nous appelons les ‘lésions ostéopathiques’ ? Et naturellement, on en viendra à une énigme historique : quelle était sa manière de résoudre les problèmes ? Autrement dit, sa technique ostéopathique.
Pour les gens extérieurs à notre profession, ce questionnement sur le passé peut paraître curieux. Parmi nous, certains cherchent à établir l’ostéopathie sur des bases rationnelles et contemporaines, et n’accordent aucun intérêt particulier à ce que faisait Still. Pas plus qu’un chirurgien moderne ne se sent obligé de savoir comment on opérait la cataracte au temps de Galien. Cette ignorance voulue - parfois militante - du passé, n’est pourtant pas la norme. La majorité des praticiens de l’ostéopathie, surtout les enseignants, se posent ces questions sur les origines. Articles, séminaires, cours, livres continuent le débat sur ce qui s’est réellement passé au siècle dernier. Comme si l’ostéopathie continuait à être une énigme historique non résolue. Pourquoi ?
Voici 140 années, un homme affirmait avoir trouvé la médecine par excellence, celle qui pouvait traiter le mieux la vaste majorité des maladies humaines. Il formula les principes de cette thérapeutique et développa la pratique. À ses dires comme aux dires de ses contemporains, il réussissait. Il obtenait des résultats cliniques, osons le dire, à dormir debout. Ses livres sont truffés d’histoires de traitement de toutes les pathologies possibles et imaginables. De leur lecture, on conclut que l’ostéopathie de Still est une médecine générale. Une alternative à tout ce que la médecine avait à offrir en son temps, hormis pour quelques situations, rares, où il admettait la nécessité de recourir à la chimie – comme dans la morsure de serpent – ou à la chirurgie. Seconde conclusion toute aussi claire : nous ne savons plus ou ne pouvons plus reproduire de tels résultats. Et toutes ces histoires sont devenues… nos légendes.

Still racontait des fadaises

On pourrait se débarrasser de la question et considérer que Still fanfaronnait, qu’il mentait dans ses livres. Si c’est ainsi, ce fut un menteur chronique et invétéré entouré de menteurs puisque nous disposons de nombreuses histoires, racontées par d’autres, sur ses guérisons miraculeuses.
Je me suis penché naguère sur cette question des mensonges et exagérations éventuels de Still [1]. En dehors des arguments que je cite là-bas et qui militent contre un tel jugement négatif, je ne veux pas y croire. C’est viscéral. Libre à moi de réfléchir et sentir ainsi. Je crois en Still. C’est une sympathie née de la fréquentation de ses textes, de ma pratique et de mon profond désir… que cela soit vrai. Avec un zeste académique de méfiance : tous les systèmes, à ce jour, qui ont prétendu être la ‘médecine universelle’ ont échoué. Mais une ostéopathie qui peut valoir comme médecine générale, sans exclure d’autres moyens ? Pourquoi pas…
Admettons donc, un instant, qu’une large partie de ces histoires merveilleuses, ces contes cliniques, soient vrais. Admettons également, qu’un étudiant en ostéopathie contemporain soit fasciné – ce que je fus – par ces hauts faits au cours de ses études. Et qu’en outre, ces cas cliniques ne lui paraissent pas impossibles au vu de la qualité des principes qui les sous-tendent : la capacité d’autoguérison du corps, l’importance d’une bonne vascularisation et d’une bonne innervation, pour ne citer que ceux-là, principes qui sont si vrais qu’on peut les considérer comme des lapalissades. À chaque fois qu’on lit, dans Still, une description clinique – souvent très fruste – soldée par les mêmes phrases sur le rétablissement de la circulation sanguine et nerveuse, on se dit : pourquoi pas ?

Quelle tannée quand on s’installe !

Pourtant, un hic survient assez vite au cours des études ostéopathiques ou des premières années d’installation. La lecture des contes de Still sur le traitement de la tuberculose, de la fièvre jaune ou ceux de Littlejohn sur le cancer, deviennent vite contradictoires avec l’exercice quotidien qui consiste à traiter – avec difficulté le plus souvent – des lumbagos, des épicondylites et des douleurs d’épaule. Cela induit une sorte de schizophrénie. Le jeune ostéopathe de se dire qu’il est un incapable, un ostéopathe au rabais, ou qu’on lui a enseigné des mensonges. Le merveilleux principe d’encourager l’autoguérison par une amélioration circulatoire sonne bien mais ne se vérifie pas en pratique, jamais au-delà de la disparition des douleurs péri-articulaires avec le temps et peut être, nos manipulations.

Apporter un peu de lumière dans cette énigme ou ce mensonge est donc salutaire.

Comme je l’ai dit plus haut, je ne crois pas au mensonge. Non pas que j’ai des informations secrètes sur Still à ce propos, mais, puisqu’on ne peut parler le mieux que de soi-même, j’ai été témoin de suffisamment de contes cliniques, d’améliorations tout à fait remarquables, impossibles à envisager si je les avais planifiées, pour me dire qu’après tout, ses histoires ne sont pas fausses. Il en est de même pour nombre de mes confrères, avec qui nous avons échangé nos histoires de fou. La différence entre nous et Still, c’est qu’il semblait en vivre tous les jours, alors que nous, rarement.

Confiance, c’est tout

Je crois dans les histoires de Still, aussi, par un sentiment de confiance, que nul ne peut invalider, sauf à apporter des preuves du contraire, chose impossible cent quarante ans après les faits. Cette confiance, je l’ai éprouvée au contact de quelques ostéopathes anciens, de l’époque héroïque, contemporains de Still. Comme Perrin T Wilson, DO, rencontré peu de temps avant son décès dans les années 70, et qui me raconta comment, infirmier dans l’armée US pendant la première guerre mondiale, il sauva d’une mort certaine de nombreux jeunes soldats atteints de pneumonie pendant la pandémie de grippe de 1918 [2]. Avec une ostéopathie simple, faite de techniques que nous avons tous appris, destinées à améliorer la course du diaphragme. J’étais ébahi. Qui prendrait en charge, de nos jours, une pneumonie avec ces mêmes techniques ? Pas sans couverture antibiotique…
Alors pourquoi eux, oui, et pas moi ? Que se passe-t-il dans ma subjectivité, dans ma palpation et ce que j’en déduis, qui me paralyse devant de telles pathologies ? Le risque légal, bien sûr, mais autre chose également, que j’appellerai une paralysie de principes : je n’y crois pas. Plus précisément : je m’interdis de croire que je vais y arriver. J’ai trop peur. L’idée que ça grouille de méchants microbes dans les lobes du poumon paralyse ma subjectivité. Comme la température à 40 degrés… Toutes choses qui n’affolaient pas nos prédécesseurs.

Le D.O. et la Pénicilline

Les antibiotiques sont là pour nous éviter cette torture émotionnelle. Pourtant la question pourrait se reposer à nous : la résistance de plus en plus grande aux antibiotiques, due à leur sur-prescription chez les humains et les animaux, pourrait bien un jour poser un problème auquel les ostéopathes devront répondre. Mais n’attendons pas les catastrophes pour bouger. C’est la plus mauvaise solution car on ne peut rien prédire de bien pour quelqu’un – ou pour une profession – quand tout va mal pour tous.
Je pense à une autre solution, celle que pourrait nous fournir l’Histoire si nous l’interrogeons comme des thérapeutes pourraient le faire. Dans notre cas, cela consiste à regarder le passé par la lorgnette ostéopathique et appliquer nos principes à ce qui s’est passé, et ce qui se passe actuellement.
Pour cela, il nous faut considérer notre passé, notre présent et notre futur comme un organisme, possédant une physiologie, une anatomie et un principe d’autoguérison. Cet organisme historique est en croissance constante, de ses timides débuts, la phase embryonnaire, à son présent, plus affirmé [3].
Dans cette perspective, que nous raconte l’histoire de l’ostéopathie ? On y voit des moments de développement, d’évolution et d’autres, où la profession semble s’étioler, disparaître. Pour reprendre à nouveau du poil de la bête. Être une médecine générale à un moment et en un certain lieu, pour se réduire en une technique antalgique, dans d’autres temps et d’autres lieux. On pourrait regarder ces phases de manière positive, comme l’on considère l’embryon, qui voit une alternance de mise en place et de récession des tissus pendant sa croissance [4]. Cette vision de l’histoire ne saurait s’appliquer à l’ostéopathie uniquement. Notre profession, au cours de ces 140 dernières années, évolue et involue dans un contexte tissulaire plus général qui inclut le développement de la médecine, l’économie, la culture et tant d’autres choses.

Considérer l’histoire comme un discours sur le développement d’un organisme est suggéré par le langage. Venant de trois racines grecques différentes, le son ‘hist-‘ désigne à la fois le tissu (comme dans histo-logie), l’histoire, mais aussi l’utérus, comme dans hyst-erectomie. Cette triple homonymie suggère que l’histoire raconte le développement d’un organisme culturel dans une matrice

Prédire l’ostéopathie

On a toujours dit que pour comprendre quelque chose sur l’avenir, il faut une bonne mesure de connaissance à propos du passé et du présent. L’un des thèmes, inavoués, je l’avoue à cet instant, de cette série d’articles est l’exposition de notre passé, quelques réflexions sur notre présent, le tout pour pouvoir dire quelques mots sur notre avenir. Et comme je crois, et espère, que l’avenir sera meilleur encore que le passé, je propose d’inscrire l’histoire de l’ostéopathie dans le schéma suivant : fécondation, fœtus, embryon, accouchement. À chacun de ces temps, l’ostéopathie est une, elle est un individu qui se développe. Ses divisions ne sont que l’expression de différenciations cellulaires et tissulaires.
Ce qui se passe avant Still, d’Hippocrate aux écoles iatromécanistes et vitalistes (voir 2e partie) est le temps fœtal – voire de la fécondation – de l’ostéopathie. À lui tout seul, Still incarne un moment d’unité pendant lequel tous ces principes vont fusionner, pour donner naissance à une technique. On pourrait être plus radical et prendre l’image de la fécondation : toute l’histoire de la médecine donne, au moyen de cet homme, une technique là où il y avait des idées. C’est ainsi que Still vit son intuition. Il clame que tout le monde avant lui a parlé et a donné d’excellentes idées, mais lui, il a trouvé ce qu’il faut faire, pas juste ce qu’il faut dire ! Cependant, et au grand dam de notre fondateur, la première mitose intervient rapidement : c’est l’arrivée de John Martin Littlejohn, qui va dire et faire le contraire du maître. Quand le premier affirme que c’est l’anatomie qui conditionne la physiologie (ce que nous avons traduit par ‘structure gouverne fonction’), le second dit que c’est la physiologie qui conditionne l’anatomie. Les implications techniques sont aussi opposées. Le premier oblige l’anatomie avec ses mains, le second les utilise pour négocier avec la physiologie.

Le Big Bang après Still

La primauté historique revient à Still cependant. C’est par lui que s’est faite l’unité de tant de médecine et de traditions populaires qui l’ont précédé. Cette unité ne dure que de son vivant. Après son décès, on assiste, aux USA, à un morcellement très rapide, que nous considérerons, avec le recul, comme autant de stades de différenciation cellulaire. Plus personne n’est capable de faire comme lui. Les héritiers captent une partie du ‘message’ originel. Ce que nous voyons aujourd’hui : les courants structurel, fonctionnel, viscéral ou crâniosacrée sont les éclats d’une première approche unifiée, un peu comme ce qui se passa dans l’Univers à la suite du Big Bang.
Toujours en considérant que les hauts faits cliniques de Still n’étaient pas des mensonges, il est évident que ceux qui le suivent apparaissent comme moins compétents que le maître. Mais, pour nous consoler, rappelons que Still avait développé son concept et sa pratique dans des conditions qu’il est impossible de reproduire. Il avait appris l’anatomie d’une manière intuitive que personne, à ma connaissance, n’a pu reproduire à sa suite. Qui pourrait, de nos jours, différencier, les yeux bandés, D3 de D4 ou L3 de L4, comme il se plaisait à faire ? Lorsque Still posait les mains sur quelqu’un, c’est un appareil radiologique qui était appliqué sur le corps du patient, sans l’irradiation afférente. D’où sa rage contre l’introduction à Kirksville d’une machine de Roentgen, qui signait, pour le Vieux Docteur, la fin de sa manière d’apprendre l’anatomie. Quand il prétendait traiter une pneumonie, ce que nous nous plaignons de ne plus savoir faire, il posait des mains qui percevaient, en même temps, la forme des côtes, leur course, la plèvre, les lobes pulmonaires, leur mobilité, les densités et la texture du tout, puis agissait en conséquence de toute cette perception unifiée. Certes, devant une pneumonie, on comprend nos hésitations. Nous sentons si peu…
Les héritiers de Still apprennent l’anatomie dans les livres, et vont s’intéresser à certaines parties plus que d’autres. On connaît, par exemple, l’intérêt particulier de Fryette pour la colonne et de Sutherland pour le crâne, bien que l’un comme l’autre, vont proposer des techniques pour le reste des articulations. Avec le maître du ‘structurel’ et celui du ‘crâniosacrée’, le morcellement est largement entamé, mais va continuer à s’accentuer pour arriver à nos spécialités modernes que sont l’ostéopathie viscérale, pédiatrique, obstétrique, sportive etc.

Abonnements à un cimetière

Doit-on alors se plaindre de cette manie de la spécialisation qui frappe notre profession supposée si soucieuse d’unité et d’holisme ? En aucune manière, puisque ce morcellement est une réponse positive de l’histoire. Il rend accessible, morceau par morceau, ce qui nous avait été donné en bloc par le fondateur, impossible à apprendre. Pourrait-on, comme le fit notre fondateur, aller, la nuit, dans les cimetières, déterrer les morts tout frais pour les découper et apprendre ? Devrait-on encourager nos enfants à disséquer des écureuils, plan par plan, pour qu’ils apprennent comment nous sommes faits ? Doit-on espérer une bonne guerre civile, comme la vécut le fondateur, pour que des fracas tissulaires importants nous montrent l’anatomie sur les vivants ? Et encore se promener, avec, dans nos sacs et cabas, un squelette complet pour nous entraîner sans cesse à reconnaître chaque os, les yeux bandés ? Cette pédagogie intense n’est plus, avouons-le, la norme pour notre génération.
Pardonnons donc notre ignorance et nos échecs. On pourrait citer bien d’autres raisons à ce nécessaire pardon. Mais il suffit de dire que la pédagogie extraordinaire que l’histoire octroya à un seul, A T Still, ne peut et ne doit s’appliquer à la collectivité.

Une profession au bord de l’accouchement

La multiplicité des approches actuelles est, d’un point de vue positif, une différenciation, une exploration dans le détail. Tout cela suppose un avenir : le temps de l’accouchement. L’ostéopathie, je le crois, n’est pas encore née. Elle est encore dans le ventre de l’histoire et se prépare activement à la sortie. Enfin, si on veut le voir ainsi. Ce sera le temps de la fusion retrouvée entre tous les courants, de la conscience que prend l’enfant, parvenu dehors, de ses membres, de sa respiration, de sa vue, de ce qu’il entend. Tous ces morceaux de lui qui fusionnent, donnant une expérience imprévisible et que nul ne peut décrire tant elle est unique. Je crois - et j’espère pouvoir continuer de le raconter à travers cette série - que l’ostéopathie se prépare à un tel saut. Elle va, de nouveau, se réapproprier la fonction perdue de médecine générale.
Cela pourrait paraître du lyrisme. Car comment un tel saut pourrait-il bien arriver ? On apprend toutes les sortes de techniques dans les écoles et les séminaires, et on ne voit pas que l’une d’entre elles, ou leur utilisation successive sur un patient, vont s’avérer capable de traiter la pneumonie ou le cancer ! Il faut l’avouer entre nous : la totalité des approches ostéopathiques actuelles correspondent bien plus à des adaptations aux personnalités et aux goûts de chacun qu’à des avancées cliniques particulières. Contrairement à ce que l’on pourrait croire - à ce que nous croyions jeunes étudiants - l’ostéopathie crâniosacrée n’est pas spécifique des problèmes neurologiques, alors qu’elle travaille à quelques millimètres du cerveau, l’ostéopathie viscérale n’est pas la réponse préférentielle pour les troubles viscéraux, pas plus que l’ostéopathie ‘structurelle’ n’est la technique appropriée pour les troubles du rachis ou des membres. Chaque ostéopathe, à sa manière, tente de résoudre à peu près les mêmes problèmes de santé. Quelle forme pourrait prendre alors la prochaine révolution en ostéopathie ?

Martien cherche ostéopathe

Puisque la planète Mars est redevenue à l’honneur ces temps-ci, formulons l’hypothèse qu’un Martien débarque sur notre planète, et, s’étant fait une entorse de la cheville (en supposant qu’il/elle possède une cheville) accompagnée de migraines (là encore, en supposant un crâne), il cherche comment soigner son problème. Son ordinateur de bord lui révèle l’existence d’ostéopathes terriens. Un problème surgit immédiatement. L’écran tridimensionnel et holographique dont il dispose lui montre deux types de praticiens, arborant la même étiquette : D.O. L’un d’entre eux a une blouse blanche. Les murs de son cabinet sont tapissés de planches anatomiques. Un squelette en plastique trône près du bureau. Il mobilise le patient, tourne autour de la table, pousse, tire, semble même donner des coups, sans que le patient proteste. L’autre sorte d’ostéopathe, fonctionne dans une pièce aux murs blancs, avec un immense tableau montrant un bord de mer au crépuscule. Le praticien, habillé(e) en jean et pullover, est assis à la tête de la table, et pose ses mains pendant une demi-heure sur le crâne de son patient, sans bouger quoi que ce soit. Le silence règne. À un moment, il se lève pour poser sa main sous le bassin. Pour, à nouveau, sombrer dans une méditation.
Ecoutant leurs discours à la fin de la séance, l’Alien s’aperçoit que les deux ont des explications très différentes pour ce qu’ils font, tout en gardant un ou deux principes communs, telle la faculté d’autoguérison du corps pourvu qu’on l’aide à se manifester. Leur conception du ‘coup de main’ nécessaire à cette aide, varie considérablement. L’un semble caresser, l’autre frapper. Notre martien observe que le patient se lève, au bout de la demi-heure, et, fort heureusement, se déclare soulagé de ses douleurs. Le sujet venu de l’espace se demande alors qui choisir. Que lui conseillerait-on ?


Plus prosaïquement, le Martien c’est aussi chaque étudiant en ostéopathie contemporaine. Proches de leur diplôme, on peut dire qu’ils débarquent de leur vaisseau scolaire dans un monde professionnel habité par les deux types d’homo osteopaticus décrits ci-dessus. Parfois, ils ont déjà fait le choix, au cours de leurs études, de l’espèce qu’ils vont rejoindre. Parfois, non, et ce sera la course aux séminaires post-gradués, pour savoir de quoi il s’agit. Donnons un nom à ces approches, en prenant leurs formes les plus extrêmes. L’ostéopathe, le plus caricaturalement au repos, fait de la ‘biodynamique’. Celui qui bouge beaucoup, verse dans la ‘biomécanique’. La différence, pour les noms, est avouons-le, assez faible. Ils ont le bio – la vie – en commun, mais se distinguent par le choix de ‘mécanique’ et ‘dynamique’, une différence dont la compréhension ne s’impose pas [5].

Les debout mobiles… Les assis immobiles

Mais d’où viennent ces approches ? Ne se prétendent-elles pas toutes orthodoxes, issues de Still ? Prêtons-leur d’abord de la bonne foi, sans laquelle aucune discussion sérieuse ne peut être engagée. En lisant les livres et brochures explicatives des ostéopathes qui ‘imposent les mains’ et ceux qui ‘manipulent’, on apprend que chacun revendique la véritable filiation, textes de Still à l’appui. Et si l’on voulait résumer, pour le grand public, ce qu’ils font, nous dirions qu’avec leurs mains, l’un tente d’écouter le mieux les tissus, sans interférer avec ce qu’ils ont à dire [6], et l’autre, tente de parler au mieux avec les tissus, en interférant de la manière la plus harmonieuse avec les lois de la mécanique. Deux principes qui tiennent la route, et dont on peut retrouver les racines chez Still. Mais tout de même, au vu des différences de comportement, et au vu de la similarité dans les résultats cliniques des uns et des autres, on aimerait savoir ce qui les a poussés à se distinguer autant.
Un jour, la Loi s’en mêlera. Et que dirons-nous au Législateur quand nous devrons expliquer ces deux manières de traiter les mêmes choses ? Comment apprécier et juger, en vue d’un diplôme, que l’un écoute bien les tissus et l’autre leur parle bien ? Passe encore pour l’aspect biomécanique, qui a toujours su plaire avec son aspect concret, mais le second, dans sa manière de procéder, paraît bien abstrait. Son écoute doublée d’un silence apparent de ses mains fait penser à une séance de psychanalyse manuelle. Chose non répertoriée encore.

Deux arrière-petites-filles de Still

Tournons-nous à nouveau vers l’Histoire pour savoir ce qui s’est passé. En simplifiant, l’ostéopathie dite biodynamique est fille de R. Becker, petite-fille de Sutherland, et donc arrière-petite-fille de Still. Toujours en résumant, l’ostéopathie biomécanique est fille de Mitchell, petite-fille de Fryette, et donc aussi arrière-petite-fille de Still. Nos deux espèces d’ostéopathes sont, en réalité, deux arrière-petits-enfants du fondateur. Celui qui est assis et celui qui bouge sont les fragments, lointains dans le temps, d’une pratique unique, unifiée à la source. Toujours en supposant la bonne foi des uns et des autres, il n’est pas difficile de faire remonter ces approches contradictoires à leur source stillienne. Sutherland comme Fryette, les chefs de file de la fragmentation, sont contemporains, élèves directs de Still. Tous deux montrent un très grand respect pour le fondateur, et considèrent que leurs théories et leurs pratiques sont entièrement en accord avec ce qu’ils ont vu et appris du Vieux Docteur. Force est d’accorder, qu’ils ont dû comprendre différemment la même chose.
Still, on le suppose alors, parlait et agissait comme les deux espèces d’ostéopathes actuels, mais au sein d’une même gestuelle et d’un même regard. Il parlait/écoutait en même temps. Dans son toucher, il était mobile/immobile. Assez d’anecdotes sur sa manière de diagnostiquer et de traiter le montrent.
Ses premiers élèves ont traduit en termes qui convenaient à leur personnalité ce qu’ils avaient vu. La ‘chute’ est claire cependant. Ni Sutherland, ni Fryette ne pratiquent l’ostéopathie médecine générale du fondateur. Leurs approches sont des réductions. Exit le traitement de la pneumonie, du paludisme ou de la fièvre jaune [7]. Dans ces pathologies, l’ostéopathie biodynamique – et les techniques qui s’y apparentent – comme l’ostéopathie biomécanique ne peuvent réussir : elles ont perdu le modèle unifié qui l’aurait permis. En caricaturant quelque peu, on ne traite pas une pneumonie en écoutant, à partir du crâne, les lobes pulmonaires ni en thrustant une lésion dorsale. En tous les cas, pas à ma connaissance, et je déconseillerai à qui que ce soit de prendre le risque [8].

Le Grand Saut

On peut tirer de tout cela la conclusion suivante : Still avait en lui, les deux messages, les deux approches que nous voyons comme si différentes, aujourd’hui, à tous points de vue. Ce qui persiste de commun à ces ostéopathes est leur fidélité, précisément, à certains principes du fondateur. En réalité, on peut dire qu’entre biomécaniciens et biodynamiciens, une seule croyance commune persiste : celle dans l’existence de forces d’autoguérison qu’il faut encourager. Il est difficile de voir ce qui survit de la relation ‘structure/fonction’ en ostéopathie biodynamique. Comme il est difficile de trouver une allusion au Principe Vital chez certains biomécaniciens.
Still, lui, était un paradoxe ambulant. Comment penser sa manière de faire de l’écoute et du structurel en même temps ? Pourtant, il devait le faire si bien, masquer si bien les oppositions, que ses élèves ont cru lui être complètement fidèles en manipulant - en faisant des ‘thrusts’ - ou en posant doucement la main pendant une demi-heure.
Or, je le crois, c’est précisément ce type de toucher/regard stilliens, cette subjectivité contradictoire que nous devons, que nous allons, retrouver à l’orée du prochain saut historique évoqué plus haut.
À défaut de pouvoir interroger Still, Sutherland et Fryette directement, nous pouvons faire acte de reconstruction historique. Nous sommes remontés en amont, à partir d’une constatation des principes et des pratiques contemporains de l’ostéopathie. La profession est assez jeune pour qu’on puisse faire cette remontée. Nous sommes, en effet, à une seule génération d’écart avec le Fondateur. C’est, par exemple, mon cas, puisque, ayant fait mes études dans les années 70 du siècle dernier, j’ai eu l’honneur et le bonheur de connaître plusieurs praticiens qui ont vu, vivants, Still, Littlejohn, Fryette et Sutherland. Leur conjonction, dans mon souvenir et mon imaginaire, me donne l’impression d’avoir connu Still personnellement. À travers ces rencontres, j’ai eu le sentiment de retrouver les fragments de quelque chose d’originel, qui ne peut plus se faire, qui ne pouvait déjà plus se faire en leur temps – l’ostéopathie médecine générale – mais qui avait laissé les principes intacts.

L’Alter Natif

Tout cela nous ramène à Still et à comment il sentait les ‘problèmes’ et comment il y remédiait. Autrement dit, à sa subjectivité. En regardant le présent, nous avons pu déduire que sa subjectivité était paradoxale. C’est ce paradoxe permanent dans ses mains et son regard qui a dû lui permettre des résultats cliniques aussi remarquables, que nous n’obtenons, de nos jours, que de temps en temps. Bien entendu, d’autres facteurs ont joué dans ses succès cliniques. Il agissait en un temps où l’alternative, la médecine classique, était hésitante, parfois dangereuse, dans son traitement de certaines pathologies. Ce n’est plus notre cas. Les antibiotiques soulagent à peu près répétitivement les maladies infectieuses et, la plupart du temps, ne tuent pas.
Cette prise en charge des pathologies par la médecine, ne doit pas, pour autant, nous faire abandonner la partie. L’ostéopathie est née comme une alternative, une des médecines dites alternatives. Cette fonction initiale n’a jamais cessé. Elle la remplit actuellement surtout dans le domaine de la douleur. En effet, il semble que la vaste majorité des traitements ostéopathiques actuels sont des alternatives à l’utilisation d’antalgiques, d’anti-inflammatoires et, à un moindre degré, de corticoïdes. Mais il nous suffit de lire la littérature médicale pour savoir en quoi un rôle d’alternatifs nous attend à nouveau. Bien au-delà du domaine de la douleur.

Ecrasés par leur science

Une année après l’obtention de mon diplôme d’ostéopathie, j’ai commencé des études de médecine. Nous apprenions alors à être des généralistes, non seulement au sens de la pratique médicale, mais au sens de la culture. Un médecin pouvait, en gros, lire tous les articles publiés, parfois mieux, parfois moins bien. Quarante années plus tard, lorsque je consulte la littérature, nombre d’articles me sont aussi familiers que le chinois, comme on dit communément. Si ce n’était l’abstract qui contient encore une ou deux phrases en français, le reste est incompréhensible. La biochimie, en particulier la génétique, a envahi le discours médical. Avec une précision qui pourrait nous faire sentir… idiots, grossiers et inutiles. Dépassés par la grandeur de la science. Nous sommes dans l’ère des manipulations génétiques. Elles promettent tout pour l’avenir : la repousse des membres ou des organes, le rajeunissement, la transformation à volonté des êtres, voire l’immortalité. C’est de l’ingénierie, et donc quelque chose de très précis. Comme naguère, au XVIe et au XVIIe siècle, la médecine redevient résolument iatrochimiste et iatromécaniste. Elle imite la science de son temps. Avec raison mais aussi avec excès.
À l’époque, à la fin du XVIIe siècle, rappelons la réponse qu’attirèrent les dérives de ce scientisme : la naissance de l’école vitaliste, plus particulièrement en France. Dans sa forme classique, cette école remit à l’honneur l’ancienne croyance hippocratique en un principe qui organise le vivant et n’est pas compatible avec un morcellement du corps. Ce vitalisme, qui refuse la réduction du corps à un alambic (iatrochimisme) ou à une machine (iatromécanisme) s’étend à l’Europe médicale pendant le milieu du XVIIe siècle, et devient le terreau sur lequel pousseront les médecines alternatives, par définition, toutes vitalistes.
Devant la machinerie médicale phénoménale qui se met en place de nos jours, sachons donc, à l’avance, que l’histoire prépare une riposte vitaliste. Et que dans ce cas, nous sommes en première ligne, avec nos confrères naturopathes et homéopathes, ainsi que les vitalistes des autres traditions, comme dans la médecine traditionnelle chinoise. Mais de toutes les thérapeutiques, la plus vitaliste de toutes est l’ostéopathie, car elle sert le Principe avec pour seuls outils, les mains et le regard, et pour seul savoir, l’anatomie et la physiologie palpables et observables.

Le Principe Vital grince des dents

Notons ainsi, que sous notre regard, la médecine est en train de faire un saut immense, mais dans le détail du vivant. Le nôtre se fera, en parallèle, car la nécessité du Vitalisme en Histoire, du maintien de la globalité, l’exige. À moins de croire que d’autres A T Still vont venir, d’autres professions plus vitalistes que nous, ce qui me paraît fort dommage. Qui peut proposer un vitalisme fondé uniquement sur l’anatomie, la physiologie, les mains et le regard, autre que nous ? Still et Littlejohn ont déjà donné les principes, rappelés et rebattus depuis Hippocrate. Sauf à intégrer ce que le Vitalisme a dit dans toutes les autres cultures médicales de ce monde, et qui est compatible avec la simplicité de ce que peuvent faire la main, le regard et le cœur. Inclure, par exemple, le vitalisme chinois dans notre pratique - la physiologie de la médecine traditionnelle - est source de fécondité. Mais il ne faut jamais céder la place de notre anatomie et de notre physiologie. Car c’est celles-là que l’œil et la main voient d’emblée, pas celle des méridiens et des cinq éléments.

Le Vitalisme de toutes les cultures grince des dents quand il entend que l’avenir est aux cellules souches injectées dans le cerveau, le pancréas ou la peau. Ce ne peuvent être là que des remèdes ponctuels ou d’urgence, ce que sait bien faire la médecine moderne. Notre vision globale, cependant, proteste quand on injecte du jeune dans du vieux, sans se préoccuper de savoir ce que cela va entraîner ailleurs, là où c’est encore ‘vieux’. Imaginons ces humains chimériques au corps âgé et au visage rajeuni. Est-ce possible ou souhaitable ? Et même si on arrivait à ensemencer de force des cellules souches partout, provoquant un rajeunissement global, qui dit comment réagirait ce que nous rangeons sous le mot âme et son expression à travers les émotions ? Ce sont là de vieilles discussions de principe, à savoir si l’homme est une machine malléable à merci dans ses parties, ou une totalité à respecter.

Face à ces questions, l’alternative est clairement demandée. Face à ce que proposent les manipulations génétiques, nous devons développer un nouveau toucher/regard ostéopathique. Faire notre partie du travail, car nous ne serons pas seuls. Le Vitalisme dépasse notre histoire particulière, ostéopathique, même si nous sommes les plus puristes. Et puis il y a le iatrochimisme, que l’ostéopathie a soigneusement évité. Mais l’homme est aussi fait de chimie, et nous reviendrons là-dessus.

Notre tâche, dans le concert futur, sera de contribuer à l’art de réveiller les cellules souches là où elles sont, en accord avec tous les autres tissus. C’est possible, notre foi l’affirme. Pas en utilisant de manière fragmentaire les techniques ostéopathiques actuelles, mais avec une technique ostéopathique réunifiée, paradoxale, mobile et immobile en même temps, capable de redonner l’envie de vivre aux tissus qui l’ont perdue.

C’est donc, en quelque sorte, retrouver la subjectivité, perdue, de Still. Être capable de faire une manipulation qui mobilise et écoute les tissus en trois dimensions. C’est difficile à décrire, mais cela pourrait ressembler à cela : une quatrième dorsale avec le cœur, l’épaule, la relation à la jambe et aux émotions de la personne. Tout cela en un geste unique, qui soit, en plus, joyeux et redonnant la confiance en soi à ceux qui l’ont perdue. Ce sont là choses inconnues pour nous.

Dans mon évocation de la pandémie de grippe de 1918/1919, j’ai proposé que ce type de toucher intégré a joué un rôle fondamental dans les excellents résultats obtenus par les ostéopathes et chiropracteurs [9]. Le médecin qui, rentrant dans une pièce où un malade était étendu, diagnostiquait une pneumonie, tirant alors une tête d’enterrement, prononçait l’arrêt de mort par son comportement. L’ostéopathe, le chiropracteur et l’homéopathe arrivaient dans la même pièce et ne voyaient dans l’état du malade qu’un moment difficile à passer, pendant lequel le Principe Vital agissait. Nous appellerions cela, avec un zeste péjoratif, du placebo, mais c’est un ingrédient fondamental du toucher. Celui qui touche avec pitié n’aura pas l’effet sur les cellules de celui qui touche avec foi. Or notre toucher, avec le temps et les restrictions que nous nous sommes imposées, est devenu triste, trop clinique et donc inapte à donner envie de vivre aux tissus. Le toucher est, comme la cuisine, un domaine où la maîtrise de la main s’associe à celle des combinaisons. Qui d’entre nous, avec la routine, prend le temps de répertorier ses ingrédients, s’assurant que tout y est pour que la recette réussisse ? Je ne crois pas que Still mettait le bonheur dans sa sauce, pas plus que Littlejohn. Leurs vies furent très difficiles. Mais il y avait beaucoup de foi et de certitude dans leurs gestes et l’enchaînement de leurs gestes. Cela devait donner un méga-toucher qui reconstruisait les structures et les fonctions pendant et après les séances.

À titre personnel, je me dis encore, en me rappelant certains de mes ‘maîtres’ de l’ostéopathie ‘structurelle’ comme ‘fonctionnelle’, que c’est comme ça que je voudrais sentir quand je serai grand. Le sentiment de jeunesse encore incompétente ne m’a pas quitté. Je me sens étudiant en première année dans cette quête de reconstruction d’un toucher et d’un savoir très anciens qui doivent redevenir très nouveaux.

La réflexion obsessive sur les principes m’intime de faire, avec mains et regard, des associations impossibles, comme rebouter le principe vital. Détendre en retendant. Respecter l’état des choses en le modifiant. Mais Still et Littlejohn avaient, dit-on, accepté, à leur époque, d’entreprendre de tels chantiers. Il est tout à fait possible de retrouver leur recette de travail. C’est ce que nous nous proposons de faire dans la partie suivante : une enquête sur la subjectivité paradoxale aux sources de l’ostéopathie, et comment la retrouver de nos jours.

Feu sacré et réticences

La retrouver, telle qu’elle fut, ou telle que notre époque nécessite qu’elle soit ? Une volonté d’imiter le passé, par admiration, caractérise certainement cet article et les précédents. La cause de l’ostéopathie, dans ma jeunesse, est devenue une sorte de feu sacré, jusqu’à ce jour, que j’ai laissé exprimer ici. Aimant profondément l’histoire, j’ai voulu, prendre le contrepied d’une critique des Anciens en trouvant ce qui pouvait être encore vrai pour nous dans ce qu’ils dirent.
Il est évident, cependant, qu’avec le temps, la maturité et les recherches, des interrogations sont apparues, lézardant mon adulation. Il faut croire, car en cela les Anciens ne diffèrent pas de nous, que toute admiration envers qui que ce soit doit être mitigée. Cette relativisation permet d’envisager que nous pouvons faire mieux que dans le passé. Les auteurs qui nous ont laissé des textes plein d’une ferveur trop grande, d’affirmations systématiques, comme Still et sa prétention de pouvoir tout guérir, doivent être lus avec mesure. Les dons qu’ils avaient, indéniables, n’auraient peut-être aucun succès de nos jours. Qui sait ce que pourrait réaliser Still de nos jours ? Pourrait-il traiter avec la même subjectivité paradoxale les maladies infectieuses de nos jours ? Soigner des sidatiques avec une manipulation de l’hyoïde ou un redressement du bassin ? Je ne le crois pas. Les pathologies se sont transformées, même si elles portent le même nom, évoluant avec le contexte de la civilisation. Même si cela est vrai, dans une mesure que j’ai précisé plus haut – les conditions d’apprentissage de Still – nous ne devons donc pas croire que nous avons perdu quelque chose, que nous sommes ‘moins bien’. Dans l’image du développement embryonnaire que j’ai donnée plus haut, cela équivaudrait à un embryon qui regretterait le temps où il était fœtus et comprenait mieux le monde. Oui et non !

Chut ! Ne dites rien

Les principes que nous ont laissés Still et Littlejohn, plus que leurs histoires cliniques, nous importent. Ce sont, comme je l’ai dit, des lapalissades sur la santé et la maladie, aboutissant à une technique originale. Tant ils sont évidents, il est difficile de prendre ces principes en défaut. On peut continuer à en extraire le minerai et ne pas hésiter à rejeter les scories. On ne peut, par exemple, nier qu’il y a un élément d’exagération dans le discours stillien. J’ai beaucoup de mal à faire la part de ce qui est rapporté par lui fidèlement et ce qui a pu être déformé. Je suis après tout, possédé, comme lui, par ce message qu’il transmet, et mal placé pour le juger. Mais je sais, qu’à l’inverse de ce qui se faisait dans le milieu médical à l’époque de Still, où l’on occultait trop facilement ce qui ne cadrait pas, nous sommes beaucoup plus conscients de la nécessité de rapporter nos échecs. Ils sont cinglants pour moi : répétitifs dans certaines pathologies lourdes, fréquents dans certaines pathologies peu sévères, éclipsant les très bons résultats, quasi-systématiques, dans d’autres domaines. Cela fait un puzzle qui demande déchiffrement. Autrement dit, ça marche très bien tout en ne marchant pas du tout. Ce qui énerve profondément, car on ne voit pas clairement pourquoi ? D’autant plus que les Anciens disaient que ça marchait toujours… Il manque un code. Ou bien la matrice dans laquelle la pratique et les principes des Anciens évoluaient, et ses différences avec la nôtre. Mais selon quels critères ?

Elémentaire, cher Watson

C’est là que notre quête de ce que faisaient nos maîtres va se doubler d’une enquête. En effet, Still, dans ses livres, ne nous laisse, en aucune manière la possibilité de savoir comment il sentait ni comment il manipulait. Il nous faut, je l’ai dit, faire une reconstruction historique à partir de ce qui se fait maintenant et voir si cela correspond aux traditions à son propos. Cette quête devient une enquête lorsqu’on s’aperçoit qu’il existe une omission systématique dans l’œuvre de Still : ses sources. Hormis quelques anecdotes, il ne dit rien sur ce qui le rattache à la grande famille de la Médecine. Il se sent parachuté dans l’Histoire. Il est évident alors que nous ne pouvons comprendre ni ce qu’il sentait ni ce qu’il faisait, car on ne peut faire d’analyse sur une Révélation. En réalité, si révélation il y a, il s’agit plus d’une nouvelle synthèse : ses principes très anciens sont servis par des techniques non moins anciennes, qu’il n’est pas difficile de repérer : le magnétisme et le reboutement, qu’il apprend l’un avant l’autre, puis l’autre avant l’un, comme nous le verrons.
Dans la liste des ingrédients de la recette stillienne, il nous faudra donc nécessairement chercher, ailleurs que chez lui, le détail de ce que nous faisons, et en particulier du toucher paradoxal que nous cherchons à reproduire.
Il nous sera évident alors de repérer très exactement à la fois le génie et l’imposture de Still : il était magnétiseur et rebouteux, ce qu’il aurait dû avoir la politesse de signaler dans ses textes et remercier, nommément, ceux qui lui avaient appris ces pratiques. Certes, il était les deux en même temps, ce que, peut-être personne n’avait su ‘combiner’ avant lui. Car ce sont là deux types de guérisseurs, de thérapeutes, radicalement différents, agissant avec des principes différents, soignant des patients différents. L’un, presqu’immobile, posant les mains, et l’autre s’affairant autour du patient, semblant même lui donner des ‘coups’. On reconnaîtra sans peine les origines de nos ostéopathies biodynamique et biomécanique, bien avant Still et Sutherland… Il faudra donc pousser nos fouilles de ce côté-là pour mieux savoir ce que nous faisons, sans demander la permission ou le visa de Still et Sutherland. Il n’existe pas de point de départ absolu de l’ostéopathie. Aucune des branches actuelles de notre profession, issues de ces deux maîtres, ne peut prétendre à une ‘pureté’ ou ‘orthodoxie’ de principes ou de pratique, ni, d’ailleurs, à une efficacité clinique, plus grande qu’une autre branche. Cette pureté n’existe déjà pas au départ pour qu’on la crée ensuite, et qu’on en fasse des chapelles. Ni Still ni Sutherland ne peuvent prétendre à une légitimité originelle. Ils se sont servis dans l’Histoire.

Nous allons boire là où ils ont bu, et donner notre opinion sur ce qui s’est dit et comment nos sources l’ont compris. Il faudra, à certains moments, avec la peine d’un enfant qui prend son père en faute, voler l’ostéopathie à Still - ce qui était une grande crainte pour lui - pour la remettre à ses justes parents, qui sont, à mon avis, au nombre de quatre [10]. Et après, rigoler un bon coup avec lui… Car, quoiqu’il arrive, il avait beaucoup de génie, de générosité, de foi et d’humour, une rare combinaison chez les dits ‘grands hommes’.
Pour conclure, un conseil aux débutants : apprendre et aimer le structurel/biomécanique comme le fonctionnel/biodynamique. Faire sa sauce paradoxale ensuite, mais à partir de bons ingrédients bio.


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