P. Tricot D.O. [1]
Démythifions, démythifions...
Ce billet fait suite à la récente parution de Mythologies ostéopathiques, publié aux Éditions l’Harmattan, livre constitué d’écrits de plusieurs auteurs rassemblés sous la direction de Pierre-Luc L’Hermite.
Dès l’introduction, Pierre-Luc annonce la couleur : « Admettre l’existence de mythologies ostéopathiques en revient à envisager la possibilité qu’il y aurait en son sein certains éléments relevant du monde de la fabulation. » (p. 16).
Pierre-Luc fait à juste titre remarquer que les ostéopathes ont souvent attribué à Still des citations sans jamais référencer leur source. Et il est bien vrai qu’au cours du temps beaucoup ne se sont pas privés, pour étayer leurs discours, de lui attribuer des propos qu’il n’avait pas tenus ou d’en transformer d’autres pour mieux les utiliser à l’appui de leurs affirmations.
Ainsi, liste-t-il certaines citations attribuées à Still et largement utilisées, alors qu’aucune certitude n’existe à leur propos. Dans sa courte énumération, il a oublié le fameux « la structure gouverne la fonction » que l’on ne trouve nulle part exprimé de cette manière dans les écrits de Still et qui sert de justification à bien des manières différentes de vivre l’ostéopathie. Le seul endroit où j’ai trouvé cette citation, c’est un petit livre de Robert Truhlar DO qui s’appelle Doctor Still in the Living (Truhlar, 1950, 135), ouvrage dans lequel Truhlar a rassemblé des témoignages et citations de personnes (notamment d’anciens étudiants) ayant côtoyé Still.
Généralement, le recours aux citations a pour objet de « légitimer » des propos, une position, une théorie en l’attachant à un « fulcrum » dont on pense qu’il rendra les choses moins discutables. Et pour nous, ostéopathes, il est logique de nous relier à notre fulcrum de base, Still. Malheureusement, cela s’est souvent fait au sein d’une inculture certaine concernant l’histoire de la naissance et du développement de l’ostéopathie et d’une méconnaissance de ses textes fondateurs. Ce manque de lien à la source a d’ailleurs été la principale raison qui m’a motivé pour traduire les écrits publiés de Still et de ses successeurs.
Et pourtant, malgré cela, ce lien à la source est toujours aussi défaillant. Dans nos débuts de découverte de l’ostéopathie, nous avions l’excuse de ne pas les avoir à disposition. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il me semble pourtant qu’une meilleure connaissance des éléments ayant présidé à la création de l’ostéopathie pourrait éviter ou diminuer le recours à des fausses citations.
Keep it pure
Concernant le fameux Keep it pure, Pierre-Luc en donne une possible origine. Personnellement, j’ai pour la première fois trouvé cette citation dans l’ouvrage de Carol Trowbridge Naissance de l’ostéopathie. Elle termine son récit par cette phrase :
« On a raconté que le dernier message de Still à la profession fut : ‛Keep it pure, boys, keep-it pure (Gardez la pure garçons, gardez la pure).’ Andrew Taylor Still ne se rendait certainement pas compte à quel point il leur serait difficile de suivre cette exhortation. Mais c’est une autre histoire » (Trowbridge, 1999, 259).
Pierre-Luc ouvre ensuite une discussion sur le sens et la portée de l’affirmation. Tout cela n’est pas faux, mais il omet de mentionner que si l’on ne peut trouver l’exacte origine de l’affirmation, elle se réfère à une préoccupation particulièrement essentielle pour Still, clairement et explicitement indiquée au paragraphe 22 de son dernier opus Ostéopathie, recherche et pratique :
« Nous croyons que notre maison thérapeutique est tout juste assez grande pour l’ostéopathie et que lorsque d’autres méthodes y pénètrent, autant d’ostéopathie doit en sortir. » (Recherche et pratique §22, 2001, 23).
Et je crois qu’en la matière, Still savait de quoi il parlait, parce qu’à son époque, déjà, il dut lutter contre de nombreuses tentatives visant à « améliorer » le modèle ostéopathique et entama bien des combats pour éviter son abâtardissement. Il me semble d’ailleurs que cette question est aujourd’hui plus que jamais d’actualité.
La suite de l’histoire qu’évoque Trowbridge à la fin de la citation, nous en connaissons une bonne partie et elle nous montre que l’ostéopathie risque fort de se trouver altérée, dévoyée peut-être, par les successeurs, pour les « meilleures raisons du monde ». Il n’est que de lire The DOs de Norman Gevitz, sociologue américain [2], qui raconte l’histoire chaotique de l’ostéopathie américaine en vue de sa reconnaissance par la profession médicale. Ce que j’y ai lu rejoint une expérience que nous avons vécue à l’automne 1998 lors d’un voyage à Kirksville à l’occasion du Founder’s Day. Le thème de ce voyage, organisé par Bruno Ducoux était : À la rencontre de l’ostéopathie. En assistant aux cycles de conférences données au cours de ce symposium, non seulement nous n’avons guère rencontré l’ostéopathie, mais nous avons découvert avec étonnement des difficultés que nous ne soupçonnions pas, notamment que les ostéopathes américains souffraient d’un grave problème d’identité.
Depuis les années 1910 et le rapport Flexner [3] qui avait porté un rude coup à la crédibilité de l’ostéopathie, les ostéopathes n’avaient cessé d’élever le niveau de leur formation, avec comme objectif d’être considérés à égalité avec les médecins (MDs) et d’obtenir une reconnaissance et un statut équivalents. Après bien des péripéties, cela leur fut accordé juridiquement vers la fin des années 1960 [4]. L’enseignement a continué d’évoluer et aujourd’hui, la formation d’un ostéopathe (DO) suit le même cursus de base que celle d’un médecin (MD) avec une formation supplémentaire spécifique à l’ostéopathie, avec comme résultat que la grande majorité des praticiens DO ne pratiquent plus d’ostéopathie, mais de la médecine classique. (En fait, aujourd’hui, beaucoup d’étudiants s’engagent dans la filière DO, parce qu’elle est plus facile d’accès que la filaire MD, mais ils n’ont aucun intérêt pour l’ostéopathie. Ils veulent simplement être médecins). Ils ne pratiqueront donc pas l’ostéopathie.
De cela résulte que la pratique de l’ostéopathie tombe progressivement en désuétude et que, contrairement à la chiropraxie, elle est quasiment inconnue de l’américain moyen qui ne différencie plus le DO du MD [5]. L’ostéopathie n’est plus reconnue comme une profession individualisée et les ostéopathes souffrent de ne pas être reconnus en tant que tels.
Conscients de la gravité de la situation, les responsables américains de la profession ont à cette époque fait appel à Norman Gevitz pour analyser la difficulté et proposer des solutions. Nous étions présents à la lecture du rapport de Gevitz qui commençait à peu près par ces mots :
« La médecine ostéopathique pourrait bien être le secret le mieux gardé des soins de santé américains. À l’heure actuelle, la profession de médecin ostéopathe est probablement la moins connue des principales professions de santé aux États-Unis. Des études distinctes commandées à la fin des années 1990 par l’AOA et l’AACOM ont révélé que moins de 15 % des Américains connaissaient alors le champ d’application de l’autorisation d’exercer la médecine ostéopathique et étaient en mesure d’exprimer des différences significatives entre les DO et les autres praticiens de santé. En 2000, l’étude OSTEOSURV-II, utilisant une méthodologie différente, a noté que 46 % des personnes interrogées ‛connaissaient’ les médecins ostéopathes, mais l’étendue ou la précision de leurs connaissances n’était pas claire. » (Gevitz, 2019, 207).
Dans son rapport, Gevitz avançait des chiffres troublants : à cette époque, 36 000 praticiens ostéopathes étaient officiellement enregistrés, la plupart pratiquant la médecine classique. Un récent sondage avait permis de déterminer que parmi eux, seuls 3 000 environ pratiquaient réellement les techniques manuelles ostéopathiques et que sur ce nombre, probablement pas 300 pratiquaient l’approche crânienne.
Ce qui nous a le plus étonnés, c’est la solution proposée par Gevitz : il s’agissait de suivre l’exemple des chiropracteurs qui avaient résolu un problème similaire grâce à une campagne de sensibilisation mobilisant tous les médias, financée par 2 % du revenu brut des praticiens prélevés et consacrés à cela. Cette solution ayant particulièrement bien fonctionné pour les chiropracticiens, Gevitz proposa la même aux ostéopathes, mais curieusement, à aucun moment il n’évoqua l’idée de pratiquer l’ostéopathie…
Oui, mais, me direz-vous, cela concerne les ostéopathes américains, pas nous. Voire ! Aujourd’hui, pour des raisons différentes, sans doute (quoique… problèmes d’identité, de reconnaissance me semblent bien parents) pour « les meilleures raisons du monde » en tout cas, les tentatives sont nombreuses pour tenter de formater l’ostéopathie à la mode « scientifique », avec tout ce que ce formatage comporte comme aspects réducteurs, afin notamment, de lui donner un aspect plus « convenable », en accord avec le paradigme scientifique (matérialiste) aujourd’hui dominant. Comme si le format scientifique était le seul valide.
Bien entendu, il n’y a rien d’anormal ni de répréhensible à recourir à ce que peut nous apporter la science pour mieux comprendre ce que nous faisons, mais n’oublions pas que l’ostéopathie est avant tout une approche philosophique et que le formatage du philosophe n’est pas le même que celui du scientifique, beaucoup plus réducteur, notamment par rapport à l’humain vivant, qui ne cesse de défier la science.
Contrairement au scientifique, le philosophe s’intéresse particulièrement aux mythes, mais il ne le fait pas dans le but de dénoncer leurs faussetés apparentes, mais pour y puiser au contraire les vérités souvent profondes et importantes qu’ils tentent d’exprimer. Tuer les mythes peut être une excellente méthode pour éviter de discerner les vérités qu’ils recouvrent.
S’intéresser aux mythes (même les mythes ostéopathiques) me semble une démarche plus constructive, plus rassembleuse aussi puisqu’elle permet de nous recentrer sur ce qui semble essentiel. À ce titre je vois la plupart des « mythes » ostéopathiques comme permettant de nous rassembler sur nos essentiels, nos fulcrums. Et en ces temps de conflits permanents, cette attitude me semble plus constructive et plus utile pour rassembler les gens.
Alors, désolé, Pierre-Luc, mais pour terminer ce court billet, je dirais simplement :
Bibliogrphie
Gevitz, Norman. 2019. The DOs : osteopathic medicine in America. Third edition. Baltimore, Maryland : Johns Hopkins University Press.
Lewis, John Robert. 2016. A.T. Still : de l’os sec à l’homme vivant. Traduit par Pierre Tricot. Gwynedd LL41 3YW.
L’Hermite, Pierre-Luc. 2024. Mythologies ostéopathiques. Éthique et pratique médicale. Paris : l’Harmattan.
Still, Andrew Taylor. 2009. Ostéopathie : Recherche et pratique. Vannes : Sully.
Trowbridge, Carol. 1999. La Naissance de l’ostéopathie. Traduit par Jean-Hervé Frances et Pierre Tricot. Vannes : Sully.
Truhlar, Robert Edison. 1950. Doctor A. T. Still In The Living : His Concepts And Principles Of Health And Disease. Robert E. Truhlar.