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Perception de la mobilité et la motilité des tissus en ostéopathie (II)

2e partie
 
Créé le : dimanche 30 juin 2019 par Alain Abeshsera

Dernière modificaton le : lundi 22 juin 2020

Seconde partie : Histoire I - La motilité selon les Anciens

Dans la première partie de cet article, nous nous sommes penchés sur la question du subjectif et de l’objectif en ostéopathie, surtout du point de vue du débutant. Nous avons conclu que la subjectivité de l’ostéopathe, fondée, de manière unique, sur une association du regard et du toucher, avait une certaine légitimité. Le regard et le toucher, deux sens radicalement différents, sont d’accord à propos de cinq qualités concernant tout objet. On peut toucher comme voir le nombre, la densité, la forme (la taille), la texture, le mouvement (le repos). Ce sont précisément les qualités avec lesquelles l’ostéopathe appréhende ce qu’il appelle des restrictions de la mobilité (ostéopathie dite ‘structurelle’) ou les motilités tissulaires (ostéopathie dite ‘d’écoute’ ou ‘crâniosacrée’).

On doit ajouter à cet ensemble de perceptions d’autres sensations que notre toucher et notre regard peuvent appréhender : ce qui provient de notre sens de l’équilibre, de notre proprioception (comme apprécier le poids), tant la nôtre que celle du patient, mais également notre perception - très particulière à chacun - de la ‘durée’ (lenteur et vitesse des mouvements tissulaires, rythmes). Toutes ces informations, qui peuvent être appréhendées par notre regard et notre toucher, fusionnent en une seule  : ce que l’ostéopathe éprouve, et donc sa subjectivité.

L’intégrale de la Main et du Regard

Poser les mains est donc loin d’être un acte anodin. À l’aide de son regard, de son toucher, de sa proprioception, des paramètres comme le nombre, le mouvement, la forme, la position dans l’espace et l’évolution dans le temps, l’ostéopathe atteint un taux très élevé d’objectivité vis-à-vis de lui-même. En d’autres termes, les éléments subjectifs qu’il croise ensemble constituent, à eux tous, une information objective. Aucune machine actuelle, à ma connaissance, ne peut atteindre un tel degré de ‘validation interne’. L’IRM comme l’échographie les plus fins évaluent la mobilité et la taille à divers degrés d’intrication, mais ne perçoivent pas les variations d’un instant à l’autre de la forme, par exemple, en même temps que la densité, le poids ou la texture, la position dans l’espace, la variation dans le temps des modifications, ce que nos mains et notre regard peuvent réaliser, lorsqu’ils explorent ensemble la Réalité tissulaire. C’est encore plus le cas pour ce que nous appelons les déroulements de fascia. Quelle exploration radiologique ou échographique pourrait, par exemple, percevoir un mouvement qui balaye les tissus de la nuque au ventre ? Pour l’ostéopathe en état d’écoute des tissus, ce sont des mouvements qui donnent la sensation d’être très amples, de déplacer les tissus sur de grandes distances, tant pour le patient que pour l’opérateur. De l’extérieur, pourtant, on ne voit pas bouger les mains de l’ostéopathe. Ce dernier sent intérieurement un déplacement d’un mètre alors qu’extérieurement, tout au plus, on peut voir un déplacement de peut-être un ou deux millimètres de la main du thérapeute !

Il en va de même pour ce que nous appelons le still point, moment privilégié de l’acte d’écoute en ostéopathie, au cours duquel les tissus, après de multiples parcours, changent de densité, fondent. Nos mains sont aptes à percevoir et la phase de mouvement et la pause qui suit, une variation simultanée de la mobilité et de la densité que rien d’autre, à ma connaissance, n’est capable de mesurer. Car, là encore, un observateur extérieur ne verrait rien. Tout cela se passe dans une immobilité apparente du patient et du praticien, alors qu’en leur for intérieur, l’un comme l’autre peuvent percevoir de véritables ‘chamboulements’.

Jeux d’ostéopathes

Cette disparité entre la vision extérieure et la vision intérieure est le tissu même de notre subjectivité. Elle est pourtant très objective car elle résulte du croisement de très nombreux paramètres que l’ostéopathe a appris à intégrer ensemble. N’ayons aucune honte de percevoir ces choses car leur perception est le produit, la fusion, d’une multiplicité de points de vue, réunis en un seul par une seule personne, sur le tissu vivant.

Nous avons également souligné un autre aspect essentiel : cette objectivité est, par essence, ‘personnelle’, ce qui peut paraître paradoxal. Du point de vue empirique, je ne peux la transmettre à d’autres. Je ne peux partager que des principes et des théories déduites de mon expérience, mais non mon expérience elle-même. Il est vrai que de nombreuses fois, nous avons tenté, entre praticiens de ‘nous influencer’, de ‘nous tester’, de ‘faire quelque chose et demander à l’autre s’il a senti’ etc. et autres jeux inter-ostéopathes. Je ne sais pas jusqu’où ces jeux sont sérieux et aptes à démontrer notre capacité de nous ‘sentir les uns les autres’. L’élément intéressant ici est que des adultes ‘conviennent’ de sentir quelque chose. Cette convention préalable peut donner des résultats. Mais cela ressort peut-être d’une manipulation mentale mutuelle, qui n’est pas forcément ce que nous cherchons. Par ailleurs, ces jeux n’ont pas été testés de manière sérieuse. Demander à un praticien de sentir à l’aveugle ce que l’autre fait (littéralement, en bandant les yeux d’un opérateur situé à la tête d’un sujet et qui devra dire quand un deuxième opérateur appuie sur les pieds) me paraît un exercice périlleux et non-vérifié à ce jour. En effet, on ne peut exiger des ostéopathes d’être plus objectifs que l’être humain en général. Pas plus que je ne peux partager ma sensation d’aimer, je ne peux partager, avec précision, mes perceptions de ‘flexion/rotation/inclinaison’ des tissus. Je peux parler de l’amour, en général, de mon amour pour telle personne ou de l’existence d’une flexion/rotation dans les tissus, mais non demander à un autre de sentir la même chose que moi.

La finesse corrélée de notre appareil de perception nous permet donc d’atteindre un haut degré de certitude personnelle, qui entraîne chez l’ostéopathe un sentiment de persuasion quant au bienfondé de ses perceptions, qu’il s’agisse d’un praticien des techniques structurelles ou fonctionnelles. 

Fouilles archéomédicales

Munis de ces certitudes subjectives, nous pouvons, dans un second temps, chercher ce qui, dans la littérature, permet d’expliquer ce que nous ressentons en posant la main sur les tissus ou en les mobilisant. Et, moi-même grand amateur de fouilles médicales, je l’ai fait pour tout ce que j’ai ressenti. Je sais à quel point cela paraît peu scientifique, mais si on met les précautions d’usage, les ‘peut-être’ et les ‘si’, ce passage du subjectif à l’objectif me paraît la démarche la plus saine. Je proposerai les résultats de ces fouilles dans une prochaine partie.

Pour le présent article, il me paraît juste de débuter cette recherche dans la littérature médicale du passé. Un immense chantier, encore largement ignoré, étudions la subjectivité de nos prédécesseurs et les explications qu’ils en ont données. Ce qu’on appelle l’Histoire.

Mais est-ce encore pertinent pour nous de nous pencher sur la médecine des siècles précédents avec ses chapeaux pointus et ses saignées ? N’a-t-elle pas été prouvée comme totalement inefficace et dangereuse ? L’homme est peut-être sorti de la préhistoire il y a quelques dix mille années, mais l’homo medicus, l’homme qui soigne l’autre, ne serait sorti de sa grotte qu’il y a environ cent ans.

Ma proposition est la suivante : l’ostéopathie représente, dans le monde moderne, le chemin à travers lequel de nombreuses idées et principes des Anciens survivent. Il ne s’agit pas d’une survie passive d’idées dépassées. Certains concepts, provenus de la subjectivité la plus simple des premiers hommes, doivent survivre et donc, cherchent à survivre. L’ostéopathie est un des véhicules les plus importants choisis par l’Histoire pour assurer cette survie. La Chine, avec la médecine traditionnelle chinoise, possède sa propre manière de faire vivre le passé, aux côtés de la médecine officielle. Les discussions sur les méridiens sont vieilles de, peut-être, plusieurs millénaires et continuent à être utilisées par des médecins modernes et traditionnels, comme au ‘bon vieux temps’. L’ostéopathie, de même, charrie des croyances très anciennes de la Médecine Occidentale. Des croyances adoptées par la majorité, voire la totalité du corps médical pendant un long moment, et qui furent rejetées ensuite par, à nouveau, la totalité du corps médical… pour survivre de nos jours sous forme d’ostéopathie, de naturopathie ou homéopathie.

Quelques croyances fossiles

Je crois très important que nous ayons cette perspective historique sur nos croyances les plus ‘bizarres’. On peut, comme nous le verrons, faire remonter certains des principes-clefs de l’ostéopathie crâniosacrée à Galien, puis à la Renaissance, puis au siècle des Lumières, période à laquelle la majorité des médecins occidentaux éduqués pensaient que la dure-mère était la structure par laquelle passaient tous les influx sensitifs du corps vers le cerveau et qu’elle se contractait et pompait des liquides et des ‘informations’ dans tout le corps. Il est tout à fait étonnant qu’un tel enseignement ait, de nos jours, disparu des livres de médecine, hormis pour quelques traités d’Histoire et hormis pour… l’ostéopathie. La question est donc de taille. La médecine a-t-elle eu raison de rejeter la quasi-totalité de son héritage scientifique grâce aux radiographies, scanners, électromyogrammes etc. ? Et donc, les ostéopathes - encore accrochés à leurs perceptions - seraient des ‘fossiles vivants’ ou, pire, des profiteurs ‘surfant’ sur la vague des besoins du peuple en notions simples et simplettes ? Autre possibilité, celle que, bien entendu, je souhaite retenir : les vérités ne s’effacent pas comme châteaux de sable sur la plage. Elles sont significatives car elles correspondent à des besoins du Réel de s’exprimer. Les vérités des temps passés continuent à être pertinentes, de nos jours, mais à un niveau différent. Et nous sommes peut-être les serviteurs de cet ancien niveau des choses, qui exige qu’on le serve à chaque génération, selon son langage.

Or qu’est-ce qui a construit le savoir de nos Anciens ? Forcément, leur subjectivité. Leur regard, leur toucher, leur goût, leur curiosité, leurs antipathies et leurs sympathies. Ce qu’ils ont entendu et lu de leurs prédécesseurs. Et, lorsqu’ils ont été d’accord entre eux, ils ont créé leurs morceaux d’objectivité. Ayant vu et palpé ou entendu, à plusieurs, un phénomène de manière similaire, ils ont considéré qu’il s’agissait là d’un fait de Nature. Longtemps, la subjectivité d’un seul suffisait : celle d’Aristote, de Galien ou d’Avicenne, considérés comme les porte-voix de leurs générations et de celles qui les ont précédées. Aucune machine ou presque n’intervenait alors entre ces pionniers et leurs commentaires sur le Réel. Les observations étaient très proches du relevé que peuvent faire nos sens. En rappelant certaines de leurs opinions, abandonnées par leurs descendants-médecins mais adoptées par les tenants des médecines dites ‘complémentaires’, nous faisons sûrement un travail salutaire de pontage entre les époques et les lieux. En effet, pour devenir ce qu’elles sont devenues, la Médecine et la Chirurgie ont dû laisser beaucoup de bagages sur les bas-côtés qu’ostéopathes, naturopathes et homéopathes ont récupérés.

Solide et de bonne humeur

Entreprendre un panorama historique, une quête des sources pour une idée ou une pratique quelconque, est un exercice périlleux. Où et quand commence quoi que ce soit ? Pour la médecine occidentale, la chose est relativement aisée si on se sert des points de repère habituels : on part d’Hippocrate (vers 460-vers 370 av. J.-C.), qui nous a laissé quelques documents, on passe par Galien (vers 129-216), on se dirige vers Avicenne (980-1037), pour faire une première pause à la Renaissance. De là, on file droit sur le Siècle des Lumières, pour terminer au milieu du XIXe siècle, aux débuts de l’ère moderne ou industrielle, dans laquelle nous nageons encore. L’ennui est que la médecine n’est pas faite que par les médecins. Les philosophes et les autres scientifiques s’en mêlent beaucoup, directement ou indirectement. C’est ainsi qu’il faut doubler nos arrêts d’une interrogation qui commence avec Aristote (384 av. J.-C. - 322 av. J.-C.), plus que Platon (428/427 av. J.-C. - 348/347 av. J.-C) [1], pour aboutir à Descartes (1596-1650).

Voilà donc la feuille de route en quelques étapes. Que cherche-t-on ? Non pas la philosophie de chaque époque à propos de la santé et la maladie, trop vaste et donc hors sujet ici, mais l’histoire de la subjectivité fabriquée par la vue et le toucher. C’est celle qui concerne très précisément l’ostéopathie. Comment les Anciens voyaient et touchaient les mouvements du corps, volontaires et involontaires ? Par volontaire, on entend le mouvement des muscles sous l’effet d’une décision. Par involontaire, la pulsation des artères, la respiration la plupart du temps ou encore le mouvement périodique des paupières. Les Anciens ont tenté de formuler des réponses. Commençons par le mouvement des muscles du squelette.

Mais à quoi servent les nerfs

Que leur révélait leur subjectivité ? Deux sources principales d’information : la palpation et la dissection. Au toucher, on voit que le muscle se gonfle lorsqu’il se contracte. Plus exactement, il se raccourcit et se gonfle. La dissection montre le lien avec les artères, veines et nerfs. Les vaisseaux sanguins pouvaient être reliés au cœur et donc au sang. On voit bien qu’ils en transportent. Les nerfs aboutissent soit à la moelle soit au cerveau. Mais à quoi pouvaient bien servir ces filaments blanchâtres ? L’interprétation des Anciens va varier mais sera unanime vers la Renaissance : ce sont aussi des tuyaux, bien plus fin que les vaisseaux sanguins, mais qui, forcément transportent quelque chose du système nerveux central à la périphérie. Cet apport devait être, de toute évidence, différent de celui du sang, mais tout aussi nécessaire.

De Galien à Avicenne et jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, on va considérer, d’une manière ou d’une autre que les nerfs transmettent des ‘esprits subtils’, des ‘esprits animaux’ etc. concoctés dans le cerveau et/ou la moelle, qui pénètrent ensuite la substance tissulaire innervée [2]).

« … Ces mêmes ventricules se divisent en quatre. Les deux plus grands sont sur le devant, & sont séparez, selon la longueur du cerveau, par une paroi extrêmement déliée, tendre, & transparente, qui est formée de la substance calleuse. Ces deux ventricules vont abboutir [sic] par leur partie antérieure vers un os du crâne, qui est au dessus du nez, & qu’on nomme l’os ethmoïde, ou cribreux, parce qu’il est percé d’une infinité de petits trous, comme les cribles. Galien croyoit que le cerveau a une espece d’inspiration, & d’expiration, c’est à dire, qu’il attire l’air du dehors, & qu’il le renvoye, à peu près comme le poumon, par les petits trous dont on vient de parler ; d’où il s’enfuit que le cerveau a un mouvement qui lui est particulier, par lequel il se dilate, & se resserre successivement. Notre Auteur ajoute que ces mêmes trous sont fort petits, & traversent toute l’épaisseur de l’os cribreux, en sorte que l’air qui y entre, est par ce moyen retenu quelque temps dans son passage, afin qu’il ne refroidisse pas le cerveau, comme il feroit, s’il y abordoit d’un coup, ou par un chemin plus court, & plus ouvert. Ces trous servent encore, selon lui, à un autre usage, qui est l’évacuation d’une partie des excremens du cerveau, qui sortent avec l’air dans le temps de l’expiration, & se vont rendre dans le nez. On trouve enfin sur le devant des mêmes ventricules deux éminences rondes, d’où sortent les nerfs optiques, comme on le verra ci-après.

Daniel Le Clerc, Histoire de la Médecine. chez Isaac van der Kloot, 1729, pages 738-739. https://books.google.fr/books?id=5P_mEP5z84IC

Galien à propos des nerfs et du cerveau. La croyance en une respiration primaire du cerveau est attestée chez Galien, et la norme jusqu’au XVIIIe siècle.

La gonflette

Giovanni Alfonso Borelli
(1608-1679)

Une école de pensée médicale dite ‘iatromécaniste’, imitatrice de la physique, et qui prendra beaucoup d’importance jusqu’au XVIIIe siècle, expliquera -Giovanni Alphonso Borelli (1608-1679) - la contraction musculaire par la pénétration du suc nerveux dans le muscle, avec pour résultat un gonflement/raccourcissement, le muscle étant inextensible dans sa gaine (G. Borelli (1608-1679), voir figure ci-contre et encadré)

Le modèle imité ici est clairement celui de l’hydrodynamique, et on y considère les nerfs, malgré leur apparence pleine, comme des tuyaux conduisant des liquides, en continuité avec les Anciens. Penser à lever son bras entraîne un écoulement qui gonfle et raccourcit le muscle, expliquant ce que l’on voit lors de la ‘contraction’.

Trois écoles de pensée médicale

À partir de la Renaissance et jusqu’au XIXe siècle, trois écoles vont animer la médecine occidentale. La première, héritière directe du modèle ancien sur les humeurs, considère le corps comme le lieu de réactions chimiques qui vont déterminer l’état de santé ou de maladie. Les historiens la nommèrent Iatrochimisme. La seconde, l’Iatromécanisme, se répand au XVIIe siècle. Elle a Descartes comme philosophe. Cette école tente d’importer en médecine les succès de la physique et ses branches (mécanique, hydraulique). L’homme est comparé à une machine dans son ensemble et dans ses parties. La troisième école, très importante en Allemagne et en France, sera le Vitalisme, qui atteint son apogée au XVIIIe siècle. Les tissus ont une propriété vitale unique que ni la chimie, ni la mécanique ne peuvent décrire. A l’échelle de l’organisme, cette ‘vitalité’ deviendra le Principe Vital, autoguérissant, retrouvé en ostéopathie, en chiropractique, en homéopathie et en naturopathie.

Les sucs nerveux

Les iatromécanistes plus tardifs, en particulier G. Baglivi, renonceront à ce modèle pour attribuer à la fibre musculaire une capacité motrice propre. Mais retenons cette idée qui parcourt près de deux mille ans la pensée médicale, et qui est issue de nos sens instruits par la réflexion : les nerfs nourrissent les tissus d’un suc venu du cerveau qui est indispensable à leur fonctionnement et différent des nutriments qu’apporte le sang, venu, lui du cœur. Nous verrons plus loin le devenir de cette notion en ostéopathie puis en médecine modernes.

Atterrissons en plein XVIIe siècle, à l’époque où la quasi-totalité des principes mécaniques qui feront l’ostéopathie (structurelle et crâniosacrée) sont posés - et adoptés en masse - par la médecine. L’école qui naîtra ensuite, le Vitalisme, fournira le reste des principes nécessaires, de telle sorte qu’à la fin du XVIIIe siècle, en gros, les choses sont dites en théorie : le principe d’autoguérison, la relation entre la structure et la fonction, la règle de l’artère, la suprématie des nerfs et autres aphorismes stilliens.

Giovanni Alfonso Borelli (1608-1679)
Tabula quarta - « De motu animalium ».
1685 Leyde
Daniel Van Gaasbeeck et Cornelis Boutesteyn

L’école iatromécaniste, triomphante au XVIIe siècle, refuse le modèle chimique proposé par l’école précédente dite ‘iatrochimiste’, qui domine le XVIe siècle. Cette dernière voit dans les ‘humeurs’ la clef de la santé et de la maladie. Les iatromécanistes vont opérer une profonde révolution : le corps est fait de solides en interaction mécanique. On cherchera donc dans les mathématiques ou la physique les explications sur le fonctionnement du corps (cf. image ci-contre). On peut donc leur attribuer la naissance de la biomécanique. Dans la médecine d’après la Renaissance, se distingueront ainsi les humoristes, pétris de chimie, aux solidistes, défenseurs de la physique. L’ostéopathie héritera de ce dialogue. Le plus illustre et le plus consensuel des iatromécanistes sera G. Baglivi (vide infra). Giorgio Baglivi ira loin dans l’assimilation du corps à une ‘machine’, donnant au ‘solidisme’ sa forme historique la plus accomplie (jusqu’à l’émergence de l’ostéopathie, qui reprend largement son modèle). L’école iatromécaniste sera contestée au XVIIIe siècle par la dernière grande école de pensée médicale, le Vitalisme, dont l’ostéopathie (avec la naturopathie et l’homéopathie) est aussi directement héritière. Elle observe que certains phénomènes physiologiques supposent une ‘direction globale’, une ‘volonté centrale’ qui organise les réactions de tissus différents et séparés et promeut, à tout instant, la réparation. Comme la cicatrisation qui rapproche les berges d’une blessure. Aucune machine ne montre cette capacité d’autoguérison.

Cercle, circulaire, circulation

William Harvey (1578-1657)
Source : BIU Santé

Au XVIIe siècle, les dissections s’améliorant, on va se poser des questions plus fines sur la mécanique du lien entre cœur, vaisseaux et tissus d’un côté, et de l’autre, cerveau, nerfs et tissus. On a clairement deux systèmes de ‘nutrition’ tissulaire. Les iatromécanistes, école triomphante de ce siècle-là, commencent par dresser une analogie serrée entre le cœur, les vaisseaux sanguins et les pompes hydrauliques et leurs tuyaux. C’est William Harvey (1578-1657), un iatromécaniste anglais, qui formulera le système le plus abouti de la circulation, en supposant (sans l’avoir découvert) la circulation capillaire. La circulation ‘circule’, comme les planètes au firmament. Hommage tardif à Aristote, on a trouvé la circularité aussi dans notre corps - et donc sur Terre comme au Ciel - la rondeur étant forme et mouvement parfaits. À cette époque, la santé et la maladie du corps prennent la définition suivante : la liberté de circuler des fluides. Un tissu privé de son sang, soit par un blocage de l’arrivée, soit par un empêchement du retour, ne peut qu’être malade. La saignée est un grand remède iatromécaniste, puisqu’elle a pour vocation de décongestionner, de désobstruer les tuyaux etc. L’ostéopathie choisira une autre solution, mais, il importe de souligner que la ‘suprématie de l’artère’ est un adage iatromécaniste, martelé dans les textes du XVIe au XVIIIe siècle. Il est regrettable que nous continuions à l’attribuer à Still tel que. La solution technique de Still est originale, non le concept.

Systole et diastole cérébrales

Dissection du cerveau
Source de l’image BIU Santé

Nous en arrivons aux nerfs. La dissection du cerveau montre des cavités centrales, ce que nous appelons les ‘ventricules latéraux’. L’image du cœur s’impose aux sens des Anciens. Le myocarde est un organe creux, aux parois contractiles et épaisses, qui, en se contractant, expédie, via des tuyaux, du sang dans tout le corps. L’existence de deux cavités dans le cerveau, délimitées par une matière épaisse (le cortex) laisse supposer que le même mécanisme se déroule. On suppose d’abord que les ventricules ne sont pas vides comme le montrerait un examen superficiel. Ils doivent être plein ‘d’esprit’, une matière invisible mais qui n’existe pas moins. La fonction du cerveau et des nerfs est alors évidente. Notre matière cérébrale se contracte de manière rythmique et vide les ventricules de leurs ‘esprits’, les faisant diffuser, via les nerfs, vers tous les tissus périphériques. La subjectivité a imposé ce concept : cœur et cerveau se ressemblent en tous points et pulsent. Une des sources principales de cette analogie est la pulsation perçue à la fontanelle antérieure des bébés. Elle ‘prouve’ que le cerveau pulse comme le cœur, et qu’il y a donc contraction simultanée de ces deux organes. La présence de ventricules cardiaques et cérébraux ne fait que renforcer la démonstration…

Antonio Pacchioni (1665-1726)
Source : BIU Santé

Deux auteurs, dont l’un est un illustre anatomiste, Antonio Pacchioni (1665-1726), et l’autre le plus influent des iatromécanistes, Giorgio Baglivi, vont décrire avec plus de précision toute cette mécanique cardiaque et cérébrale.

Pacchioni, à qui l’on doit l’identification des granulations arachnoïdiennes qui portent son nom, et Baglivi, considèrent que les méninges sont contractiles. Lors de la phase de contraction cérébrale, Pacchioni décrit l’alternance entre contraction de la faux du cerveau et celle du cervelet. Lorsque la faux du cerveau se contracte, la tente du cervelet remonte et la faux du cervelet se relâche, le tout suivi du cycle inverse avec la faux du cervelet qui se contracte.

Giorgio Baglivi (1668-1707)
Source BIU Santé

Baglivi est, ce qu’on appelle à l’époque, un Prince de la Médecine. Il inspire le respect à tous ses lecteurs par sa sagesse, son érudition et sa retenue. Iatromécaniste, il donne une description de la mécanique cérébro-cardiaque qui va faire autorité (voir encadré ci-dessous).

Né à Raguse (Croatie, Doubrovnik actuel) de parents arméniens, il est élevé en Italie où il est d’abord l’élève de Malpighi, puis devient, lui-même, dans le bref temps de sa vie, un grand médecin et le chef de file de l’école iatromécaniste.

Voir Paul Fabre. Un médecin italien de la fin du XVIIe s., G. Baglivi, 8 septembre 1668-17 juin 1707, rectifications biographiques Paris, G. Steinheil, 1896, Bibliothèque interuniversitaire de médecine (Paris) Adresse permanente : www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica/cote ?90945x38x02

Baglivi, qui appartient à l’école solidiste, considère que le corps est composé de deux types de fibres : membraneuse (blanche) et charnue (rouge). Les deux fibres sont ‘contractiles’ de par leur nature même. Elles sont également creuses, transmettant un fluide du centre vers la périphérie et vice-versa. Les fibres membraneuses sont issues de la dure-mère et sous son contrôle. Cette méninge est riche en fibres contractiles, en particulier sur les parois des sinus veineux et tout le long de la faux. Les fibres membraneuses, blanches, font parvenir, à travers la contraction rythmique de la dure mère, un suc qui parvient à tous les organes. Baglivi décrit ensuite un second type de fibres qu’il nomme rouge ou charnue. Elles ont pour organe central le cœur, et véhiculent le sang. Baglivi note, cependant, que la contractilité primaire est celle de la dure-mère. Le rythme cardiaque (ou respiratoire) est secondaire au rythme de la dure-mère. Tout cela nous évoque bien des choses dites deux cent années plus tard en ostéopathie !

Thomas Willis (1621-1675)
Source : BIU Santé

Thomas Willis (1621-1675), du fameux cercle artériel à la base du cerveau, va opérer un changement important dans ce très ancien modèle du ‘cerveau qui se contracte et envoie des sucs à tout le corps via les nerfs’. Il va transférer l’élaboration du contenu cérébral des ventricules vers l’épaisseur même du cerveau, c’est-à-dire, le cortex. Les ventricules cessent d’être les poches dans lesquelles les ‘esprits’ s’accumulent avant de partir à la périphérie. C’est le cortex qui produit ces ‘esprits’ et c’est de sa masse que partent ces mêmes esprits pour les tissus. Et les ventricules latéraux devinrent alors des… poches vides ou presque, après tant d’années de suprématie ! La fin du XVIIIe siècle, les expériences avec l’électricité, François Magendie (1783-1855), vont créer le modèle neurologique qui règne actuellement.

François Magendie (1783-1855)
Source : BIU Santé

Crampes de cerveau

Nous voyons ce que la subjectivité des médecins dits Anciens a produit comme ‘certitudes’. Baglivi affirme la contractilité de la dure mère suite à de nombreuses expériences sur des animaux vivants et morts. Il affirme que ce fait est au-delà de tout soupçon. A-t-il pour autant mis les mains, comme Sutherland plus tard, pour affirmer que les sucs cérébraux vont partout rythmiquement ou s’est-il contenté d’une analogie avec le cœur ? Une lecture attentive de son œuvre, très touffue, permettrait de répondre.

Ce qui importe ici est de rappeler que jusqu’en 1700, l’idée que le cerveau se contracte et envoie des fluides dans tout le corps est acceptée de tous. À partir de 1700 et pour quelques décennies seulement, le modèle de ‘contraction cérébrale’ devient plus sophistiqué. Baglivi en offre l’image la plus aboutie. La dure mère devient le siège du mouvement primordial chez l’humain. Elle gouverne le cœur ou la respiration. Via les fibres blanches (prolongements méningés puis nerfs), elle reçoit des informations de tout le corps, et en envoie, faisant vibrer les tissus à un rythme de même fréquence que celui du cœur, mais également à des rythmes plus lents comme on peut observer sur un crâne ouvert.

Félix Vick d’Azur (1748-1794)
Source BIU Santé

La mécanique cranioméningée vue par les iatromécanistes


« Sur les surfaces de la dure-mère il existe de nombreux muscles ou fibres musculaires, qui sont entrelacés avec la membrane, de manière à la renforcer. Ces fibres sont particulièrement fortes dans les angles, où les replis passent vers l’intérieur, donnant la fermeté aux sinus, tout en permettant aux veines d’insinuer leurs troncs entre eux ; ces faisceaux, ou des bouts de fibres, sur les côtés des sinus, sont les cordæ Willisianæ (cordages de Willis). Ils ont été considérés par Baglivi et Pacchioni comme des tendons des muscles de la dure-mère. Pacchioni concevait que cette membrane était musclée. (Félix) Vicq d’Azyr (1748-1794) observe que dans l’inflammation de la dure-mère, il les voit rouges, et d’un aspect charnu ; et qu’une telle circonstance aurait trompé Pacchioni, et lui faisait croire qu’il y avait des ventres musculaires.

John et Charles Bell,
The Anatomy and Physiology of the Human Body
Éditions Collins 1834. Volume 2, page 87


Ces médecins pensaient que la contraction de la faux et de la dure-mère soulève la tente du cervelet ; ils ont même conçu que l’action du cœur dépendait de cette motion de la dure-mère. Ils ont été trompés par la pulsation dans les artères du cerveau, communiquée à la dure-mère, après l’opération de trépanation, ou dans leurs expériences sur des animaux vivants ».


John et Charles Bell, The Anatomy and Physiology of the Human Body, Éditions Collins 1834.Volume 2, page 87. Vicq d’Azyr détaille les croyances de Baglivi et Pacchioni concernant la dure mère et les expériences de Haller qui les contredit. Source : : https://books.google.fr/books?id=MkNHAQAAMAAJ

Champs de croyance

 Ces idées ont-elles influencé Sutherland ? De même, les idées des iatromécaniciens ont-elles influencé Still ? On répondra de manière détournée à une telle question. Il faut d’abord se replacer à l’époque, un temps pétri d’autorité des Anciens et de ceux qui savaient le mieux poursuivre ou répondre aux Anciens. Or un des auteurs médicaux les plus importants de cette époque est, précisément, Giorgio Baglivi (1668-1707). Ses œuvres seront éditées tout le long du XVIIIe siècle dans tous les pays d’Europe, et les dernières éditions remontent à 1850 [3].

Autrement dit, on peut affirmer, sans aucune hésitation que tout médecin éduqué, ayant une bibliothèque, connaissait ou avait lu Baglivi. Le XVIIIe siècle est donc imprégné de l’idée de contractilité méningée et de la circulation du ‘liquide’ cérébral à la périphérie. Non seulement cela mais aussi que cette motricité dure-mérienne est primaire, qu’elle a préséance sur celle du cœur et de la respiration. Tout médecin qui posait la main sur les fontanelles d’un bébé pouvait affirmer que Baglivi avait raison. Motilité primaire de la dure-mère, transfert du liquide cérébral vers la périphérie : le lit de l’ostéopathie crânienne était dressé, dans tous ses détails, deux cent années avant qu’un ostéopathe le formule. Il en va de même pour l’ostéopathie structurelle, dont les principes sont établis par les iatromécanistes à la même époque. Doit-on alors faire l’hypothèse de ‘champs de croyances’ qui font que quelqu’un redécouvre ce qui avait été dit avant lui ? Les idées iatromécanistes auraient ainsi tant imprégné la pensée médicale, que, même après leur rejet, elles persistent et favorisent l’émergence de systèmes de pensée similaires. L’ostéopathie est, sans aucun doute, du iatromécanisme qui persiste ou qui ressuscite, comme l’on voudra

Emmanuel Swedenborg
(1688-1772)

On peut retrouver, parfois, des bouts de chaîne qui relient les personnages de l’Histoire. Par exemple, on sait maintenant que Sutherland avait pris connaissance des travaux d’Emmanuel Swedenborg (1688-1772), un philosophe et scientifique suédois, devenu plus tard mystique [4], un homme à l’œuvre immense. Il n’est pas médecin, cependant, et dans son livre sur le cerveau, Swedenborg se fait l’écho, en le citant abondamment, des écrits de Giorgio Baglivi concernant la contraction de la dure mère et du cerveau. Il ajoute quelques notions propres [5]. L’influence de Baglivi sur Swedenborg est certaine et importante, celle de Swedenborg sur Sutherland est indéniable mais plus difficile à quantifier. De même qu’il est certain que Still, qui, selon son affirmation, avait lu de nombreux auteurs médicaux, a dû être exposé aux idées des iatromécanistes.

Ces auteurs faisaient encore la loi dans les textes, aux côtés des vitalistes, de qui il retiendra l’existence et le fonctionnement d’un Principe Vital, auto-guérissant. L’ostéopathie est une synthèse entre ces deux courants [6]. On ne pourra guère trouver de concept médical chez Still, qui ne soit une idée courante iatromécaniste ou vitaliste. C’est plus le montage philosophique et théologique qu’il fait avec ces pièces anciennes qui est original. À ces époques, on ne peut guère échapper à la poignée de ‘stars’ qui règnent sur les publications et les idées. On appartient forcément à un courant d’idées, parmi les trois ou quatre qu’on peut recenser depuis la Renaissance. Il en va ainsi pour Still ou quiconque autre.

Chacun ses découvertes

Je ne crois pas cependant que Sutherland invente l’ostéopathie crânienne en lisant Swedenborg (et donc Baglivi) ou que Still invente l’ostéopathie structurelle en lisant les divers auteurs iatromécanistes et vitalistes. Les coïncidences de la vie quotidienne, les perceptions, les intuitions comme celle que raconte Sutherland en voyant le crâne éclaté sur le bureau du Vieux Docteur, ou les aventures personnelles de Still, sa volonté de trouver une médecine qui incarne véritablement la bonté et l’intelligence divines, comptent tout autant, sinon plus. Il doit être certain, cependant, que lorsque ces auteurs vivent leurs premières intuitions, la table est dressée depuis longtemps. Ce qui veut dire que lorsque Still et Sutherland pensent la mobilité interosseuse ou cérébrale comme ils le font, leurs lectures vont conforter immensément le modèle qui ‘trotte dans leur tête’. En découvrant la première fois les idées de Swedenborg/Baglivi, Sutherland dut éprouver le goût du miel de l’histoire. Les grands médecins, les plus célèbres, ceux qui avaient régné sur les livres et les époques, n’approuvaient-ils pas ses idées les plus étranges sur la motilité cérébrale et méningée ?

Des nains sur des épaules de géant

Profitons-en pour quitter nos maîtres particuliers un instant et rendre hommage à ces maîtres plus généraux de la médecine, qui ont fait tant avancer dans la science de la guérison. Ce ne sont pas ces ‘fous’ à chapeau pointu, arrogants et parlant le latin en reniflant les urines, prescripteurs de saignées, qu’on voit dans nos documentaires télévisés. Vers la fin du XVIIIe siècle - et il suffit de lire les livres de l’époque, et même bien plus tard, pour s’en rendre compte - c’est avec beaucoup de respect que les nouveaux auteurs contredisent Baglivi. Le personnage était, en quelque sorte, sacré, sacré par le nombre de rééditions de ses ouvrages, et le ‘nettoyage’ de croyances inutiles qu’il avait opéré en médecine. Malgré ce respect, des auteurs vont ‘montrer’ que les mouvements de la dure mère sont synchrones avec le pouls cardiaques et causés par l’impulsion venue du cœur, le contraire de ce qu’avait affirmé le Maître. De plus, une analyse histologique attentive ne montra pas l’existence des fibres contractiles puissantes qu’avait supposées le grand iatromécaniste dans la dure mère. Après la vidange des ventricules latéraux de tout contenu autre que quelques gouttes de LCR, vint aussi le temps de la chute pour la dure-mère, déboulonnée de son statut de reine-mère de toutes les mobilités ou motilités du corps. Doit-on considérer que les idées des Anciens comme celles que nous venons de voir, si importantes, si motivantes, si éclaircissantes en leur temps, n’ont eu alors plus d’autre sens que d’avoir participé à l’élaboration de notre savoir moderne ? Non… L’ostéopathie - et nous l’avons dit en passant, la naturopathie et l’homéopathie pour l’autre grande école de médecine appelée l’iatrochimisme - est le dépôt vivant et fertile de ces idées anciennes. Comme si elles n’étaient jamais mortes. On peut considérer que Sutherland a développé des concepts non pas nouveaux mais qui faisaient le mort depuis deux ou trois siècles et qui attendaient qu’on les réveille.

De nos jours, les ostéopathes parlent de mouvement de la dure mère répercuté dans tout le corps, d’une primauté de ce mouvement par rapport au cœur ou à la respiration, d’un passage de la ‘liqueur cérébrale’ vers la périphérie à travers les manchons dure-mériens, et les nerfs, nourrissant tous les organes. On croirait lire du Pacchioni ou du Giorgio Baglivi verbatim !! D’un point de vue strictement épistémologique, les médecins modernes qui se moqueraient de ces notions, devraient savoir qu’ils scient la branche sur laquelle ils se tiennent : leur passé.

Bien entendu, on pourrait toujours considérer que la survivance de croyances anciennes dans une communauté particulière ne prouve rien de particulier. C’est ici qu’intervient notre subjectivité et notre persuasion. Ce que Baglivi avait affirmé à travers des expériences sur des cadavres, des bébés ou des trépanations, nous le vivons avec notre toucher et notre regard. Non seulement comme une vécu ‘subjectivement certain’, mais relié à tout une expérience clinique complexe. La contractilité de la dure mère, du cerveau, les mouvements vers le haut ou le bas de la dure mère sont des expériences quotidiennes pour certains d’entre nous, fréquentes pour d’autres, rares pour la majorité, et je suis de ceux-là, mais si fortes et claires lorsqu’on les perçoit qu’aucun doute ni aucune insulte ni aucune lecture ne peut nous persuader que nous avons été victimes d’une illusion.

Un vide archiplein

Franchissons une étape. Je propose de considérer certaines des croyances de nos Anciens comme ayant valeur de guide pour le futur. Revoyons l’antique rôle accordé aux ventricules cérébraux. Ils prennent de l’espace dans le cerveau. Impossible de penser ce vide comme étant ‘inutile’ ou ‘plein de rien’. On croyait ces poches pleines d’esprits, qui étaient diffusés ensuite, à la périphérie, par une contraction cérébro-méningée. De nos jours, cela est infirmé. Il n’y a rien dans les ventricules, hormis un peu de LCR, un liquide qu’on retrouve partout ailleurs dans la boîte crânienne. Or le ‘rien’ n’existe plus en physique ! Il a été remplacé par le Vide quantique, plein d’une densité phénoménale de particules/ondes dites virtuelles. Or, qui nous dit que la présence d’une cavité délimitant un champ virtuel, dans le cerveau, n’est pas essentielle à sa fonction ? Quelle machine actuelle pourrait prouver que le Vide des ventricules cérébraux est un vide de sens ? Aucune pour le moment… et pour très longtemps. Nos mains et notre regard, par contre, nous font vivre les ventricules et la masse corticale qui les entoure d’une toute autre manière, et peut être qu’un jour, nous arriverons à percevoir le sens de ce Vide et aider à ce qu’il accomplisse mieux son rôle dans l’économie cérébrale et donc la Santé. Lorsque Sutherland décrit, en détail, la ‘contraction en corne bélier’ de la masse cérébrale – chose que j’ai eu l’immense privilège de sentir deux fois avec très grande clarté – on est en droit de se poser la question : cette contraction sert à ‘essorer’ la matière cérébrale ou à éjecter le contenu des ventricules vers la périphérie ? Ou encore à autre chose ? Qui peut répondre pour l’instant ? Nous n’avons que nos subjectivités et les conjectures nées de cette subjectivité pour répondre. Mais aussi, et c’est là que leur secours est grand, la quasi-totalité des Anciens. Leurs réponses restent une possibilité tout à fait pertinente pour notre subjectivité.

Vous comprimez quoi ? Le 4e Ventricule ?

Prenons une autre technique ‘bizarre’ de l’ostéopathie : la compression du 4e ventricule. L’ostéopathe est supposé comprimer les parois du 4e ventricule par un appui sur les parois inféro-postérieures du crâne. Cette compression, lentement mise en place, a pour but de mettre en ‘pause’ le rythme crânien. L’effet bénéfique serait lié à un effet harmonisant sur les nombreux noyaux qui parsèment les parois du 4e ventricule. Un médecin, un neuroanatomiste et un neurophysiologiste hurleraient à la folie en entendant nos prétentions d’atteindre et affecter cette région. D’autant plus que les effets cliniques sont aléatoires, cette technique étant plus mythique, dans les mains des néophytes, qu’autre chose. Pourtant. Considérons un instant que la présence de cavités – même virtuelles – dans le cerveau a un but positif. Les révolutions de la neurophysiologie et de la neuroanatomie du XIXe siècle ont accordé, pour seul rôle au système ventriculaire intracrânien, celui de conduire le LCR de la périphérie au centre puis, à nouveau à la périphérie. Il s’agit de quantités infimes de liquide, qui, hormis les cas d’hydrocéphalie, ne ‘remplissent’ pas les ventricules. Nulle personne sensée, de nos jours, viendrait contredire cette explication et ces observations. Mais rien ne nous empêche de considérer le Réel comme fonctionnant sur plusieurs ‘couches’. On pourrait se demander, à la manière ‘naïve’ des Anciens, pourquoi le cerveau maintient de telles cavités en son sein. Il n’y a pas beaucoup de place dans la boîte crânienne, alors en consacrer à du vide… ? Valoriser ce vide comme ‘nécessaire’ à la fonction cérébrale serait intéressant. Cela ne contredirait pas la fonction vis-à-vis du LCR, mais s’y rajouterait. Notre prétention de ‘comprimer le 4e ventricule’ consisterait alors, en réalité, à interagir avec le Vide de ce ventricule, ce qui ne paraît pas impossible du tout à nos mains et à notre regard (voir troisième partie).

Daniel Le Clerc
Histoire de la Médecine
1729

« Les nerfs sont les premiers organes du sentiment, & du mouvement dans toutes les parties du corps. On a une preuve de cela, en ce qu’on ne sauroit couper un nerf, que la partie où il va se rendre, ne soit d’abord privée de mouvement & de sentiment. 2. On prouve d’ailleurs que ce sont les esprits animaux qui communiquent aux nerfs cette faculté, parce que les esprits, étant évacuez par une ouverture que l’on fait aux ventricules du cerveau, l’animal cesse à l’instant de sentir, & de se mouvoir, tout de même comme si on avoit coupé tous les nerfs. A cette évacuation, ou à cette ouverture près, quelque incision que l’on fasse au cerveau, l’animal a toujours le mouvement & le sentiment, pourvu que l’incision ne pénètre pas dans les ventricules ; mais si elle y pénètre, les esprits qui s’évaporent par l’ouverture, causent d’abord la privation du mouvement & du sentiment. Or comme tous les nerfs viennent du cerveau, & de ses dépendances, & qu’il est lui-même rempli d’esprits, il paroît que ces esprits doivent agir sur les nerfs, & leur communiquer la faculté de nourrir les parties, & et de les faire sentir ; mais on ne voit pas si aisément comment se fait cette communication, ou quelle est précisément l’action des esprits ».


Daniel Le Clerc, Histoire de la Médecine 1729, pages 741-+742
On voit qu’à l’époque de l’auteur, la croyance en l’importance positive des ventricules cérébraux est encore vivace. En perçant les ventricules, on provoque une ‘fuite’ des ‘esprits animaux’ qui a des répercussions irréversibles. Une ‘spiritorragie’, en quelque sorte, comme l’‘hémorragie’ causée par une ponction cardiaque. La percée des ventricules empêche le passage des esprits animaux dans les nerfs et donc, vers la périphérie. - https://books.google.fr/books?id=5P_mEP5z84IC

Effet Casimir dans le cerveau

Dans d’autres articles, je me suis exprimé sur le fonctionnement probable d’un ‘effet Casimir’ en ostéopathie [7]. Pourquoi ne pourrait-on attribuer aux parois ventriculaires le fonctionnement des plaques dans l’effet Casimir ? Le vide dans les ventricules fait partie intégrante du montage de même que le vide entre les deux plaques, dans l’effet Casimir, fait partie de l’expérience. Au cours d’un travail sur moi-même, j’ai de nombreuses fois perçu une forme de communication entre les tissus qui traverse le vide et nécessite le vide. Par exemple, il m’est arrivé de sentir distinctement qu’entre deux dents, l’une supérieure et l’autre inférieure, semblait passer une force qui fait correspondre et ‘bouger’ les dents, sans qu’il y eût continuité anatomique. J’ai également perçu cette sensation, de nombreuses fois, entre une partie de mon corps et une autre partie, située bien plus loin, comme si un lien traversait, en les ‘ignorant’, les organes intermédiaires. L’impression nette est, toujours, que des relations existent qui ‘considèrent’ tout ce qui se trouve entre deux tissus comme ‘inexistant’ ou mieux, Vide. Autrement dit, les liaisons vasculaires, nerveuses ou conjonctives ne constituent pas les seules connexions entre organes distants. Un œil peut ainsi réagir directement avec un orteil, traversant tout, au passage, en ‘ligne droite’. Ce genre d’expérience subjective est ce qui me passionne, et, j’en suis sûr, passionne les autres ostéopathes en recherche. Or, le contenu théorique de ces expériences modernes est tout à fait cohérent avec des croyances anciennes. L’idée que les ventricules cérébraux contiennent quelque chose au sein de leur Vide a été le credo des médecins et anatomistes pendant près de deux mille ans. Il a fallu attendre Willis - et encore, bien des années après certainement - pour que l’on attribue plus d’importance à la matière cérébrale qu’à l’espace cérébral. L’idée, plus générale, que l’espace transmet les ‘esprits’ dans le corps, était également très communément admise par les Anciens, et elle nous réserve, peut-être, bien des surprises dans l’avenir !

J’ose imaginer que, dans le futur, des ostéopathes qui feraient la même compression du 4e ventricule, mais cette fois sans la honte et l’incertitude qui tuent la subjectivité, mais en référence claire aux croyances du passé, et aussi dans le respect des croyances du présent, feront beaucoup plus de bien.

Si, si, les nerfs sont des tuyaux !

Je me souviens d’une vidéo, vue en 1975, où le Dr Viola Frymann démontrait le traitement d’une dame souffrant de sa vessie. Elle parlait de la nécessité d’améliorer la trophicité, en posant les mains, une en arrière sur le bassin, et l’autre en avant, sur la vessie elle-même. C’est la première fois que j’entendais ce concept. Or j’avais lu l’œuvre du Professeur Irwin Korr, dans lequel l’idée de la fonction trophique des nerfs était développée. En effet, on s’est aperçu que les nerfs ne font pas qu’innerver électriquement les tissus périphériques. Ce sont également des ‘tubes’ qui transmettent le long de l’axone des substances nécessaires au bon fonctionnement des tissus périphériques. Ces substances – même de poids moléculaire large – passent la barrière synaptique et pénètrent la cellule musculaire ou glandulaire innervée. Le Prof. Korr rappelle qu’une atrophie suite à une coupure d’un nerf telle que ces molécules ne passent plus, est bien plus sévère qu’une atrophie produite par l’interruption seule de l’influx nerveux électrique [8].

Que nous disent ces expériences ? Que le nerf est un conduit, un tube qui transmet une ‘liqueur’ issue du système nerveux central (cerveau ou moelle) et que les produits transmis sont fondamentaux pour la bonne santé des tissus périphériques. Une notion qui existait depuis la nuit des temps et les premières dissections, et que la neurophysiologie avait, un temps, tué.

Une des techniques ostéopathiques les plus efficaces que je connaisse, pour les cas où le délabrement tissulaire est important, consiste à ‘encourager’ le flux trophique vers l’organe atteint à partir de la moelle épinière, une approche que j’avais cru comprendre du Dr Frymann, en application de l’enseignement physiologique du Prof. Korr [9]. La technique est fort simple d’exécution, elle nécessite un peu d’anatomie et un effort de visualisation maintenu sur quelques minutes. Une main sur la moelle épinière à hauteur de la région d’où part l’innervation de l’organe, une autre sur l’organe souffrant (rein, vessie, cœur, os etc.), et on ‘crée’ un flux constant entre les deux mains, en ‘pensant’ la connexion nerveuse entre les deux mains et sa pénétration dans l’épaisseur du tissu malade. En d’autres termes, une application stricte du modèle physiologique des Anciens, de Galien à Baglivi. Je complétais généralement cette technique par une ‘re-vascularisation’ de l’organe, en créant, entre mes mains, cette fois, l’arbre artério-veineux de l’organe atteint, avec une artère qui rentre, se diffuse dans l’épaisseur du tissu, revient sous forme de veine. La technique consiste à encourager la circulation au sein de cette ‘image’ en trois dimensions.

La stabilité du savoir et de la subjectivité

Ce survol des racines anciennes de nos pratiques ostéopathiques modernes me permet de proposer la lecture suivante de ce que nous faisons et disons que nous ressentons.

Un corps d’information s’est constitué au cours des âges concernant la santé et la maladie. Cette masse s’est nourrie des expériences subjectives d’individus dits ‘thérapeutes’ ou ‘médecins’, et d’un nombre limité de personnages, appelés des ‘maîtres’, qui expriment dans des livres ou autres documents ces opinions issues de la masse. Des nouveautés ou des révolutions dans la compréhension interviennent à certains moments, mais globalement, le savoir est stable, et rien ne vient contredire la subjectivité la plus simple. La théorie de la contractilité du cerveau et des méninges, acceptée de tous, car acceptable à nos sens, est abandonnée au XIXe siècle, après avoir reçu sa formulation la plus précise, en particulier par G. Baglivi. Abandonnée de tous, elle est reprise presqu’aussitôt par la jeune profession ostéopathique, qui connaît ensuite un essor mondial remarquable, réensemençant ce savoir oublié dans les pays où, auparavant, il était la norme. Ce retour donne l’impression d’une stabilité du savoir et de l’expérience. L’acception de tel savoir à tel moment est le fait d’un rythme, et non pas un jugement de valeur sur des contenus qui seraient intelligents pour une génération et dépassés pour une autre. Prenons le mouvement subjectif du Soleil, de la Lune et des Étoiles autour de la Terre. On y a cru longtemps et, à un moment, quelqu’un – Copernicus - vient et démontre le contraire, au nom d’une autre subjectivité, d’une autre observation des phénomènes nourrie d’une théorie différente. Doit-on pour autant enterrer définitivement la croyance que la Terre est au centre de l’Univers ? Nullement. Copernic a montré que, d’un certain point de vue, la Terre n’est pas au centre géographique de l’Univers visible. Mais d’un autre point de vue, qui peut le dire ? La Terre pourrait très bien être au Centre de l’Univers du point de vue de la mesure que nous faisons des choses. Nous serions alors un ou le centre de signification de l’Univers [10]. Il en va de même pour ce que les ostéopathes perçoivent sur les tissus : c’est quelque chose de discuté depuis fort longtemps. Non seulement discuté et expérimenté mais aussi théorisé. Selon cette perspective, les invalidations que peut faire chaque génération sur la subjectivité de celles qui les ont précédées, ne sont que des ‘modes’ ou les ‘phases d’un rythme du savoir’. Les mythologies grecques, navajo, aborigènes, hindoues, scandinaves ou la Bible sont toujours à considérer comme des textes richissimes en minerai de sens. Les Anciens n’ont jamais été des ignorants…

La science des humbles

Le subjectif, le moyen d’investigation le plus pauvre du Réel, n’est donc pas contredit par le temps. Les IRM ou échographies, vecteurs de l’objectif pour notre génération, instruments de riches, ne peuvent invalider la croyance subjective que le vide des ventricules du crâne est plein d’une substance invisible aux rayons électromagnétiques, mais ‘visibles et touchables’ par celui qui écoute et palpe avec ses mains et ses yeux. On peut attendre et continuer à pratiquer comme si les Anciens avaient raison. Cela modifie, en les élargissant, nos techniques au lieu de les réduire à trop écouter les sirènes de l’objectivité.

On ne jugera pas mal, bien entendu, les bienfaits de la médecine moderne au nom des Anciens. Ni nos ancêtres, ni nos contemporains n’ont trouvé le Graal. Mais il faut toujours se rappeler qu’aux côtés d’une Médecine dite ‘officielle’ qui bénéficie - et c’est juste qu’il en soit ainsi pour des raisons politiques et éthiques - des moyens de la collectivité, on doit rappeler que l’ostéopathie est la médecine du pauvre, et donc du subjectif. Lorsque nous lisons un article sur l’implantation de cellules souches, élevées en laboratoire, implantées au bloc opératoire, pour soigner une maladie du SN Central, nous devons nous rappeler que notre rôle est de proposer l’alternative : comment réveiller les cellules souches de la personne avec nos mains et notre regard ? Quel toucher et quelle visualisation du praticien et du patient vont déclencher leur action et régénérer le tissu ?

L’avenir est, nul doute, un équilibre dynamique entre la science moderne, qui, par exemple, identifie l’existence de cellules souches et les caractérise, et le simple ‘coup de main’ donné par certains, qui, toujours dans notre exemple, propose de les éveiller. tab Illusion ?

Une illusion tactile et optique ?

Avec cette promenade dans le passé, nous avons suggéré que la Réalité ne nous piège pas avec ce qu’elle montre à notre subjectivité. Et même si certaines philosophies - de Platon au Bouddhisme - considèrent le monde que révèlent nos sens comme une illusion, cette illusion est très sensée et structurée. Il n’y aurait pas un niveau de compréhension réservé à une élite munie de machines complexes. Ce que livrent nos sens, à l’enfant comme à l’adulte, est toujours intelligent. C’est un savoir du premier degré, que nous apprenons à enrichir, en creusant marche après marche, vers le bas, le tout petit, et vers le haut, le très grand. La marche du milieu, cependant, est comprise par nos seuls sens. On ne peut résister aux multiples jeux de mots que ‘sens’ offre. Ce qui relève de l’intellect le plus puissant, le sens des choses, est intégré par les sens, et pourquoi pas, l’essence. Un monde insensé n’est pas un monde où règne l’ignorance, mais où rien n’est mesuré à l’aune de nos sens, et donc où l’intellect n’est plus contraint par ce qui est faisable ou souhaitable, un jugement que seuls nos sens peuvent exercer.

De nos jours où les machines font de plus en plus écran entre les humains et le monde, l’ostéopathie est un des lieux majeurs où l’on écoute nos sens et où on les encourage à travailler ensemble pour retrouver du sens, en particulier, du bon sens.

Dans les années 90 du siècle dernier, j’ai animé un cours de deux années d’ostéopathie dite ‘connective’ à Jérusalem [11]. J’avais trouvé pour ‘fil rouge’ du cursus, de prendre divers domaines théoriques comme l’histoire de la médecine, la philosophie, la physique, l’art et d’autres domaines encore, puis de leur trouver des applications ostéopathiques. Il s’agissait du prendre du théorique et tenter de l’appliquer en quelque chose que l’on pouvait percevoir entre les mains et par le regard. Ce fut, pour moi, et je crois pour les étudiants, une expérience pédagogique étonnante. On a appris ainsi à appliquer du Socrate, de l’Aristote ou du Platon, de la physique classique et quantique, de l’iatromécanisme ou du Vitalisme, de l’impressionnisme ou du Cubisme. On apprenait à traiter le foie selon Parménide ou selon Héraclite. Cela nous permettait de nous cultiver, de nous amuser et de sentir les idées. Ce qui ne pouvait être traduit par nos mains n’était pas retenu. L’ostéopathie, on s’en aperçoit alors, est une machine à traduire n’importe quoi dans le Réel en termes d’ajustement de l’Etre. Ca marche où ça ne marche pas. Cela devient alors facile de tester ce qui mérite d’être retenu. L’ostéopathie offre un beau travail d’humilité car ce qui ne peut être traduit en du perceptible - nos idées personnelles ou celles lues dans un livre - est considéré comme insensé, en tous les cas pour le moment. Pour le reste, notre subjectivité pourra trouver assez d’idées chaque journée et aussi dans le passé - la littérature - comme matériel d’expérience, à traduire entre nos mains et notre regard.

La médecine que Dieu avait à l’esprit

De toutes les médecines, je ne peux m’empêcher de penser que l’ostéopathie est – potentiellement – la plus puissante. Elle cherche du sens avec les sens les plus objectifs, les plus susceptibles d’être partagés, le toucher et le regard. Ajoutez à cela quelques bonne graines d’éthique, et vous avez la médecine, pour reprendre Still, à ‘laquelle Dieu pensait en créant le Monde’. Car il faut se mettre à la place du Vieux Docteur, en son temps, pour essayer de comprendre de quoi il s’agit. Par exemple, lire certains passages relatant des traitements de cas d’une gravité extrême, et la légèreté avec laquelle Still expliquait ce qu’il sentait [12]. Une tension du hyoïde ressentie d’un côté justifiait les saignements abondants de la gorge que des médecins avaient attribués à une tuberculose terminale. Ce sont deux subjectivités en compétition. Celle de Still réalisait, dit-on, des miracles. Nous l’avons largement perdue. Nous ressentons les choses avec gravité. Notre subjectivité est teintée de lourdeur, du sérieux des images données par l’anatomo-pathologie. La même lésion, perçue avec les mêmes paramètres, n’est pas intégrée de la même manière. Il y a un espoir de réussir, chez Still, qui nous manque. Personne d’entre nous n’irait proposer un réajustement de l’hyoide dans un cas de saignements oro-pharyngés chroniques attribués à une tuberculose. Voir une pathologie lourde, comme une tumeur, déborde ce que nous croyons pouvoir accomplir.

Wanted : Littlejohn on cancer

Cela me rappelle le livre d’ostéopathie que je n’ai jamais pu retrouver. Je ne l’ai vu qu’une seule fois et tenu quelques instants dans les mains, ayant trop peur d’être ‘attrapé’ par le propriétaire de la bibliothèque. Littlejohn, notre maître écossais, y décrivait cas après cas clinique son approche du cancer. En admettant - ce que je veux bien faire - que le livre était de bonne foi, que faisait Littlejohn dans ces cas ? Quels étaient ses résultats ? Quelle subjectivité, servie par quel sens servirait une telle cause maintenant, ces hauts-faits impossibles pour les ostéopathes contemporains ?

Enfin ? Non… À nouveau ? Oui…

L’histoire vue plus haut dans cet article nous montre la cyclicité des idées et des pratiques. L’ostéopathie ne va peut-être pas réussir enfin à guérir le cancer ou les maladies infectieuses et neurologiques graves. Depuis les deux sommets de notre Himalaya historique, Still et Littlejohn, nous ne sommes visiblement pas sur ce chemin de progression clinique générale. Par contre, et comme nous avons pu voir avec la permanence historique des choses, nous allons peut-être bien retrouver comment cela se faisait aux débuts de l’histoire de l’ostéopathie, et même avant.

Et ce sera comme toute chose qui paraît revenir : pareil et pas pareil qu’avant.

Qui est J. Offroy de la Mettrie


Médecin et philosophe français, Julien Offroy de la Mettrie (1709-1751) défendit l’une des formes les plus radicales du matérialisme. Destiné à l’état ecclésiastique, il fait ses études chez les Jésuites. Il commence par publier des ouvrages sur des sujets médicaux. Son livre "Histoire naturelle de l’âme" (1745), où il défend des thèses matérialistes provoque un scandale et lui fait perdre sa place de médecin des gardes françaises. Il retourne à Leyde en Hollande où il avait fini ses études, puis est accueilli par Frédéric II de Prusse à Berlin où il reste jusqu’à sa mort.
La Mettrie considère que tous les philosophes passés se sont trompés par leur raisonnement sur l’homme a priori. Seule la méthode empirique (Helvétius) lui paraît légitime. L’esprit doit être matérialisé et l’homme n’est qu’un animal supérieur. Dans l’Homme-machine, il étend à l’homme le principe de l’animal-machine de Descartes et rejette par là toute forme de dualisme corps-âme. Son déterminisme mécaniste l’amène naturellement à rejeter toute idée de Dieu, même celui des déistes avec lequel il ne faut pas confondre la nature.
Quelques œuvres : Traité du vertige (1737), Traités de la petite vérole (1740), Histoire naturelle de l’âme (1745), L’Homme-machine, (1747), L’homme-plante (1748), L’Homme plus que machine (1748), Le Système d’Epicure (1750), Réflexion philosophique sur l’origine des animaux (1750), Vénus métaphysique ou Essai sur l’âme humaine (1751). - Source : http://atheisme.free.fr/Biographies/La_mettrie.htm

Crédits iconographiques

Félix Vick d’Azur (1748-1794) - Source de l’image : www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image ?anmpx28x3514

Giorgio Baglivi (1668-1707) - Source de l’image : www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image ?anmpx09x0121

Antonio Pacchioni (1665-1726) - Source de l’image : www2.biusante.parisdescartes.fr/img/ ?refphot=anmpx39x0129

René Descartes (1596-1650) - Source de l’image : www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image ?08712

Franciscus Deleboe Sylvius (1616-1672) - Source de l’image : www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image ?05242

Giovanni Borelli (1608-1679) Source de l’image : www.design-is-fine.org/post/101352180159/giovanni-alfonso-borelli-plates-from-de-motu

J. Offroy de la Mettrie (1709-1751) - Source de l’image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Julien_Offray_de_La_Mettrie

François Magendie (1783-1855) - Source de l’image : www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image ?anmpx02x0017

Dissection du cerveau : Source de l’image : www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image ?01135

Thomas Willis (1621-1675) - Source de l’image : www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image ?anmpx28x3606

William Harvey(1578-1657) Source de l’image : BIU Santé www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image ?anmpx05x0199

Hippocrate (vers 460-vers 370 av. J.-C.) - Source de l’image, Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hippocrate

Gallien (vers 129-216) - Source de l’image, Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Galien

Avicenne (980-1037) - Source de l’image, Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Avicenne

Giovanni Alfonso Borelli (1608-1679) - The Encyclopedia of Earth : http://www.eoearth.org/view/article/150730/

[1Note 1. Aristote attribuait de l’importance aux sens. Il en a fait une étude qui marquera les époques (voir plus bas). Il les considère comme des explorations légitimes du réel. Platon voit la légitimité dans l’Idée derrière chaque être, et non dans son apparence sensible, qui est aussi peu fidèle que l’ombre pour décrire ce qu’est réellement quelque chose. Cette vision différente des deux Maîtres de l’Antiquité me semble très actuelle dans tous les domaines. La physique quantique constitue un retour en masse du Platonisme. En ostéopathie, on peut considérer que les techniques dites ‘biodynamiques’ se rapprochent de plus en plus de la quête de l’Idée du corps… Quant à Descartes, il reste le théoricien incontournable de la ‘mécanisation’ du corps. L’étiopathie, une branche moderne de l’ostéopathie, résolument mécaniste, s’est donnée comme fondement philosophique l’œuvre de G. Offroy de la Mettrie, continuateur et ‘exagérateur’ de cette mécanisation cartésienne du vivant.

[2Note 2. La distinction physiologique et anatomique entre nerfs sensitifs et moteurs viendra vers la fin du XVIIIe siècle (Magendie)

[3Note 3. Giorgio Baglivi (1668-1707) Voir ses œuvres sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Giorgio_Baglivi. Dernière édition/traduction en français par Jules Boucher en 1851, https://books.google.fr/books?id=EhR1QU3teOsC.

[4Note 4. Jordan T, Swedenborg’s influence on Sutherland’s ‘Primary Respiratory Mechanism’ model in cranial osteopathy, Int J Osteopath Med (2009). Également D. Fuller Swedenborg’s brain and Sutherland’s cranial concept, paru dans la revue The New Philosophy, Octobre-décembre 2008, pp. 619-650 (format pdf). Voir la présentation de ces deux articles sur le Site de l’Ostéo4pattes/SDO https://www.revue.sdo.osteo4pattes.eu/spip.php?article713

[5Note 5. En particulier la notion de ‘trémulations’, une sorte de motricité issue de la dure mère et qui se répand à tous les os, rappelant quelque peu les ‘fluctuations’ de Sutherland ?

[6Note 6. Comme je l’ai définie dans mon livre Traité de Médecine Ostéopathique Tome I, l’ostéopathie est un iatromécanisme du principe Vital.

[7Note 7. Voir articles dans le magazine Le Monde de l’Ostéopathie, Nos 9 à 15.

[8Note 8. Voir Bases Physiologiques de l’Ostéopathie, Ed.Frison-Roche, traduit et commenté par F. Burty et Alain Abehsera.

[9Note 9. Il faut dire que les circonstances avaient été au service de cette synthèse. J’avais vu la vidéo du Dr Frymann sans trop comprendre de quoi il s’agissait. Mais le même jour, à Michigan State, je participais à un stage de crânien où furent présents et le Dr Frymann et le Prof. Korr.

[10Note 10. Ce qu’affirme le Principe Anthropique, et en particulier, le Principe Anthropique Fort.

[11Note 11. Quelques-uns des cours, rédigés en anglais, peuvent être trouvés sur le site www.connective.org.

[12Note 12. A T. Still. John Lewis, Dry Bone Press, Chapter 19 on Matter.



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