SDO 2 – La Tenségrité, la Biotenségrité et l’Ostéopathie

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Considérations historiques

La tenségrité dans le domaine architectural Karl Loganson (1890-1923) peut être considéré comme un pionnier de la tenségrité. Sans en formuler les principes, cet artiste russe invente des structures simples, faites de tiges de bois associées entre elles par des fils, le tout réalisant un ensemble auto-stable. La plus caractéristique de ces structures a reçu le nom de ‘construction équilibrée’. Elle s’apparente au tripode de la tenségrité (modèle ci-dessous). Buckminster Fuller, un architecte américain (1895-1983), est celui qui posera les premiers principes de la tenségrité. En observant les éléments de la nature, il a l’intuition que ceux-ci sont maintenus ensemble de manière dynamique. En effet, classiquement, nous sommes tentés de penser que les arrangements les plus stables sont ceux qui relèvent d’empilements d’éléments cubiques ou parallélépipédiques. De son côté, Fuller cherche ce qui réunit les éléments de manière dynamique et il réalise qu’il faut, pour cela, donner la priorité aux triangulations dans les constructions. Dès 1927, il développe des projets d’architecture à partir de ce qu’il appelle ‘la géométrie géodésique’ ; ces constructions sans piliers central, déployées selon des dômes, seront un préambule à ceux qui deviendront, plus tard, des édifices en tenségrité. ao_cr_tarento_01.jpg L’une des constructions géodésiques de B. Fuller évoquera à certains auteurs l’architecture interne des cellules (cytosquelette) des globules rouges. Le Dôme Géodésique de Montréal (ou biosphère) réalisé en 1967 par B. Fuller est une construction d’allure sphérique entièrement constituée de triangles inter-reliés. Mais à la différence des modèles de tenségrité à proprement parler, les éléments en compression et ceux en tension ne sont pas distincts dans ces dômes ; de plus, cette structure qui n’est pas refermée sur elle- même échappe à l’autocontrainte. L’auto-contrainte est un terme que l’on peut définir comme la ‘tension – compression de base’ caractéristique des structures en tenségrité. Elle se met spontanément en place lorsque la structure est refermée sur elle-même (comme nous le verrons dans les sculptures de K. Snelson et dans les icosaèdres de la tenségrité). La ‘fermeture sur soi’ d’élément solides discontinus (par exemple, des baguettes de bois) mais réunis entre eux par des éléments souples en tension continue (des fils ou cordes) lui confère son dynamisme (corrélé à l’association synergique des forces de compression et des forces de tension). Elle permet à la structure de répondre aux contraintes extérieures sans se détruire. Suite à une déformation, une structure autocontrainte est capable de résister, tout en changeant de forme, puis de retrouver sa forme initiale. Autre caractéristique, elle accumule une quantité d’énergie susceptible d’être restituée. Une autre qualité remarquable des structures en tenségrité est qu’elles sont ‘imprévisibles’, au sens où leur adaptation à une contrainte ne peut être calculée à l’avance. La somme des comportements de chaque partie ne permet pas d’anticiper sur que fera l’ensemble. Les parties ‘travaillent’ ensemble de manière ‘synergétique’, assurant une créativité constante dans l’adaptation. Le ‘jitterbug’ est un modèle remarquable qui montre comment une forme géométrique complexe comme le cuboctaèdre va pouvoir se transformer en d’autres formes géométriques plus simples (octaèdre, icosaèdre) puis revenir à sa forme initiale. Autrement dit, la forme d’un élément du vivant peut passer par de nombreuses autres formes tout en pouvant revenir à chaque instant à l’état initial. ao_cr_tarento_02.jpg L’architecte D.G. Emmerich (1925-1996) va créer de son côté des structures dites ‘autotendantes’, très stables, légères, de faible coût, dans l’espoir de fournir des logements aux personnes en état de précarité. C’est dans les années 1950 que B. Fuller va progresser dans ses recherches sur l’architecture dynamique. Il va inventer le terme de ‘tenségrité’ pour caractériser des montages qu’il qualifie ‘d’îlots de compression dans des océans de tension’. Pour nous ostéopathes, la phrase est particulièrement belle. On peut, en touchant un os du corps vivant, le considérer comme un ‘îlot de compression dans un océan de tension’ ! Le choix du terme tenségrité, bien qu’illustratif, pose cependant problème, car il privilégie l’un des aspects, la tension. Or, ce qui caractérise ces structures est la présence simultanée de tension et de compression. Au cours de cette seconde étape de sa réflexion, B. Fuller distingue clairement les deux forces comme étant bien séparées, mais faisant partie d’un ensemble continu. Le sculpteur Kenneth Snelson, suite à son assistanat ponctuel de Fuller, a conçu le premier modèle de tenségrité, en 1948, intitulé X Early X-Piece (http://kennethsnelson.net) ; on peut y voir les éléments (en bois) en compression bien séparés les uns des autres et à la fois immergés dans un système tensionnel continu (réunis entre eux par des fils de nylon). [KENNETH SNELSON – ART AND IDEAS – ESSAY BY ELEANOR HEARTNEY : http://kennethsnelson.net/KennethSnelson_Art_And_Ideas.pdf À une échelle beaucoup plus grande, le sculpteur va réaliser la première véritable structure en tenségrité qu’il appellera ‘Needle Tower’ une Tour Aiguille d’environ 20 mètres de haut (http://kennethsnelson.net). Elle est à la fois stable et oscillante et sa stabilité est dynamique. Les tubes sont des cylindres en aluminium (en compression) suspendus séparément et réunis entre eux par des fils d’acier dans lesquels le vent circule de manière sonore, faisant de cette Tour un véritable instrument de musique. Un mini-modèle de cette Tour Aiguille est montré à l’assistance lors de la conférence. Cette mini-tour est gracile, stable et oscillante. Des pressions modérées, imprimées par la main, la font osciller sans la faire tomber. Lorsqu’elle est déformée par des contraintes externes, des réajustements s’effectuent qui sont faciles à voir. Au cours des multiples reconfigurations de la tour suite à la contrainte, son volume et sa forme sont préservés. L’audience a pu voir et ‘faire bouger’ un mini-modèle de cette tour construit par G. Scarr (www.tensegrityinbiology.co.uk.). L’originalité de ces structures réside dans leur mode d’assemblage. René Motro les définit ainsi : « Un système en tenségrité est un système auto-stable constitué d’éléments discontinus comprimés dans un continuum d’éléments tendus. » Les éléments discontinus sont les barres solides qui ne se touchent pas, alors que les fils élastiques qui les réunissent forment un ‘réseau tensionnel’ continu, des ‘îlots de compression dans un océan en tension’ pour reprendre la phrase originale de Fuller. Ces systèmes fonctionnent par la synergie des éléments en compression et des éléments en tension. Cette synergie est responsable, à chaque instant et en tous points de la structure, de l’autocontrainte de l’ensemble. Le volume est maintenu, quelle que soit la forme adoptée suite à la contrainte, et la réactivité est immédiate. En d’autres termes, et alors que nous sommes face à des systèmes faits de bouts de bois et de fils élastiques, on a l’impression que l’assemblage est ‘vivant’. ao_cr_tarento_03.jpg

La tenségrité appliquée au monde du vivant

C’est donc tout naturellement, suite à la réflexion purement ‘architecturale’ de B. Fuller, que va se mettre en place une application des principes de la tenségrité aux systèmes vivants. Au milieu des années 1970, deux chercheurs vont développer ces idées, Steve Levin et Donald Ingber. Le premier est chirurgien orthopédiste et va appliquer la tenségrité à l’échelle macroscopique, alors que le second, biologiste, va la placer au niveau cellulaire. Pour S. Levin, les barres solides (discontinues) sont les os, alors que les câbles continus sont les aponévroses, ligaments et muscles. C’est S. Levin qui mettra en place la terminologie de ‘biotenségrité’. Quant à D. Ingber, il voit d’emblée le cytosquelette comme une architecture en tenségrité, où les microtubules sont les barres solides (discontinues), tandis que le système continu de câbles est supporté par les microfilaments et les filaments intermédiaires qui réunissent les éléments entre eux et au noyau. C’est ainsi qu’à la même époque, à la suite d’une rencontre avec les créations artistiques de K. Snelson (et aux travaux de B. Fuller), deux chercheurs ont appliqué, indépendamment l’un de l’autre, la tenségrité à toutes les échelles du vivant, du micro- au macro-. Il paraît évident à S. Levin que les modèles biomécaniques classiques, fondés sur la capacité de résister aux forces compressives via des bras de levier, ne peuvent expliquer l’extraordinaire répertoire des mouvements du corps humain et les contraintes qui s’y appliquent. Les calculs qu’il fait effectuer par des ingénieurs montrent qu’aucune structure ne pourrait supporter les contraintes subies par les trapézistes, les danseurs ou les haltérophiles. Le mouvement articulaire isolé de la biomécanique classique, envisagé sous l’angle du bras de levier, suppose une augmentation linéaire des déformations sous la contrainte ; or les systèmes biologiques, considérés dans leur globalité, répondent de manière non-linéaire selon une courbe en J , ce qui leur permet d’éviter déchirures tissulaires et fractures au quotidien. Qui plus est, la distribution des forces s’effectue dans toutes les directions (omnidirectionnelle), à l’inverse des modèles de bras de levier, où la contrainte est répartie de manière unidirectionnelle. S. Levin propose une modélisation du corps humain avec des configurations tenségrales du bassin comme des épaules, les deux étages étant eux-mêmes reliés en tenségrité à l’ensemble du corps. Tout mouvement est alors à la fois intégré et réparti localement, dans tous les éléments de cette échelle, mais aussi intégré à l’échelle globale, celle du corps entier. Il existe ainsi une véritable ‘solidarité’ au sein des tissus et entre les tissus, solidarité qui permet de vivre les contraintes de manière fluide comme on le voit chez les danseurs de haut niveau, qui peuvent être ‘solides’ (compressifs) tout en restant très souples (tensionnels).

Ballons et vélos en tenségrité

Ces exemples nous permettent de mieux comprendre le rôle de la tenségrité dans le vivant. Une articulation ou une cellule sont des systèmes complexes qui doivent se déformer en permanence. Ces déformations sont soit le fait de sollicitations internes (volonté de bouger ou fonctionnement cellulaire) ou externes (gravité, traumatismes). Or, pendant toute la durée de ces contraintes et la déformation – parfois extrême – qu’elles occasionnent, la forme et le volume de la structure vivante doivent être maintenus à tout prix. Ce maintien est assuré en ‘interne’ dans le tissu déformé via le jeu entre éléments en tension et éléments en compression. ao_cr_tarento_04.jpg Pendant la conférence, il nous a été donné de palper un autre modèle simple : le ballon de baudruche. Pourvu qu’il soit moyennement gonflé, un tel ballon nous donne à percevoir les deux forces synergiques de tension et compression. Un ballon gonflé peut être décrit comme une structure où d’un côté, on a la membrane en caoutchouc, et de l’autre, la masse d’air intérieure, dont les molécules cherchent à s’expandre. La tension dans la membrane est fonction de la compression de l’air. En appuyant légèrement, on a pu distinguer les deux éléments, ce qui fut, une expérience simple et une perspective toute nouvelle vis-à-vis d’un objet bien connu ! Nous avions devant nous un modèle tenso-compressionnel simple. Nous verrons, plus loin, que l’analogie au ballon n’est pas que pédagogique. Ce que J-C. Guimberteau nomme le système micro- et macro- vacuolaire, présent dans tout le système conjonctif, peut être considéré comme autant de ‘ballons de baudruches’ qui répartissent et accommodent tensions et compressions, via la membrane de la vacuole (le caoutchouc du ballon) ou la cavité intérieure (l’air du ballon). ao_cr_tarento_05.jpg Un autre modèle mécanique bien connu de tous, la roue de vélo, est également assimilée à une structure en tenségrité ; elle présente, en effet, des structures compressives, solides, jante et moyeu, et des structures tensionnelles souples, les rayons. Elle est conçue pour transmettre directement les forces du sol à l’ensemble du corps du cycliste, en particulier à son bassin. Steve Levin l’a adoptée pour représenter l’anatomie dynamique de certains ensembles fonctionnels du corps humain. Il propose de considérer l’épaule comme l’équivalent de la roue de vélo. L’omoplate peut ainsi être assimilée à un moyeu et l’ensemble des muscles, tendons et aponévroses qui s’y insèrent comme autant de rayons. Pendant la conférence, il nous a été donné de voir de multiples schématisations de l’anatomie fonctionnelle sous l’angle de la biotenségrité. Les organes creux tels l’œsophage, la trachée, les vaisseaux sanguins seraient des cylindres dont les parois associent éléments discontinus en compression et éléments continus en tension ; dans le myocarde l’arrangement des fibres selon un cône spiralé nous permet de comprendre pourquoi Steve Levin compare les organes creux, soumis à de constantes variations de forme/volume, à des ‘pompes de tenségrité’. C’est une nouvelle vision de l’anatomie que nous découvrons. L’os n’est plus seulement ce tissu solide dans lesquels s’insèrent des tissus plus ou moins mous et contractiles. L’os est du ‘fascia renforcé’ (A. Abehsera) ou du ‘fascia amidonné’ (S. Levin) et, en tant que tel, il est partie prenante de l’arrangement tenségral. L’os représente les barres en compression flottant dans l ‘océan en tension formé par les muscles et des aponévroses. ao_cr_tarento_06.jpg Le modèle du bras que donne S. Levin (voir www.biotensegrity.com) est constitué, au niveau de l’espace articulaire de l’épaule, par un volumineux icosaèdre tandis qu’au niveau du coude et des articulations du poignet et de la main se trouvent de plus petits icosaèdres… Entre les articulations, humérus, radius et cubitus sont représentés par des enchaînements hélicoïdaux d’icosaèdres. Cette structure possède son dynamisme tenségral interne. Comme nous l’avons évoqué, D. Ingber applique les principes de la tenségrité à l’architecture du cytosquelette cellulaire, avec ses réseaux de microtubules, microfilaments et filaments intermédiaires. Selon cet auteur, les structures dures, compressives, discontinues, sont les microtubules tandis que les structures tensionnelles, souples, en relation continue les unes avec les autres sont les microfilaments et les filaments intermédiaires. Leur organisation architecturale est à même de conduire l’information tenso-compressionnelle jusqu’au noyau. Or, cet arrangement intracellulaire fait suite (via les intégrines) à l’arrangement de la matrice extracellulaire, ultime fascia situé à la périphérie de la cellule dont l’organisation architecturale s’intègre, depuis la plus petite échelle jusqu’à la plus grande, à l’ensemble de la trame fasciale (fascias souples et os).

De la mécanique à la chimie

Par le passé, on a pu croire que la sécrétion d’un produit par une cellule ne pouvait s’effectuer que secondairement à une stimulation chimique (la chimie contrôle la chimie). Or on s’est aperçu, plus récemment, que notre génome peut être stimulé par la voie mécanique, une notion tout à fait pertinente pour les thérapeutes manuels. La transformation du message mécanique en un message chimique est ce que l’on appelle la mécanotransduction et elle représente certainement une grande voie d’exploration dans l’avenir. Donald Ingber, en soulignant la continuité fasciale qui va de la peau jusqu’au noyau de la cellule, nous installe dans un rapport structure/fonction à l’échelle cellulaire, rapport que nous ne connaissions qu’à l’échelle tissulaire. Michèle Tarento aborde la question de la pertinence de ces découvertes pour les ostéopathes. En effet, on ne pose pas nos mains sur des tissus en état stable et passif. Les cellules ne sont pas de petits sacs remplis de fluides et blottis les uns contre les autres. Elles sont organisées en ‘groupements serrés’. On peut citer comme exemple les cellules de la morula, entourées de la membrane pellucide, ou bien les alvéoles pulmonaires, contenues par la plèvre viscérale, ou encore les paquets d’adipocytes sous-cutanés. Toutes ces cellules, maintenues en compression, sont capables de répartir les tensions dans toutes les directions lors de la respiration ou des frottements-tensions de la peau. Chaque cellule de ces paquets est, comme nous l’avons vu, caractérisée par son autocontrainte, sa fermeture dynamique sur elle-même, prête à répondre à toute déformation pour revenir à son état initial. L’autocontrainte est présente dans la cellule mais aussi dans le paquet cellulaire, réalisant un modèle hiérarchisé, chaque échelle d’autocontrainte englobant la précédente. Dans une vidéo de sa récente présentation, J-C. Guimberteau avait montré comment un paquet d’adipocytes, qui semble ‘dormant’, est en fait sujet à une importante compression ; en effet, la moindre incision cutanée libère les adipocytes de ce ‘carcan’, et nous donne l’impression qu’ils ‘sautent’ de leur cadre. L’autocontrainte est perpétuellement sujette à des variations car la structure est traversée par des forces extrinsèques qui se distribuent dans son ensemble : forces gravitationnelles, réaction du sol, pression atmosphérique… Ces forces modifient l’autocontrainte en la renforçant. La vie encourage la vie… Il n’existe donc aucun point fixe, moment de force, tout se modifie en permanence, et c’est bien l’expérience que nous avons des tissus sous nos mains. ao_cr_tarento_07.jpg La courbe en J de déformation-contrainte des matériaux biologiques – selon les travaux de J.E. Gordon – montre qu’au début, la contrainte est ‘absorbée’ par une forte déformation ; autrement dit, dans la partie horizontale de la courbe, les tissus s’accommodent en se déformant ; puis à un moment donné, tandis que la contrainte s’accroit le système se rigidifie. Par contre, si la contrainte augmente trop vite ou si elle se prolonge au-delà des capacités de résilience des tissus, ceux-ci se déchirent, se fracturent. L’élasticité des structures biologiques peut être considérée comme une manifestation physique de leur tenségrité, c’est-à-dire de la synergie entre leurs forces de tension et de compression, les deux s’opposant de manière dynamique tout en s’équilibrant. Les contraintes mécaniques en pression se répercutent depuis les fascias superficiels jusqu’à la matrice extracellulaire (M.E.C.) sans dommages pour la cellule. J-F. Mégret, ostéopathe vétérinaire, auteur en 2003 du remarquable mémoire ‘La tenségrité, vers une biomécanique ostéopathique’, considère que la tenségrité offre un modèle didactique essentiel pour l’ostéopathie. Pour lui, le dispositif de la trame fasciale, distribuée en treillis, réalise un véritable filtre mécanique dans lequel l’information initiale se distribue en divergeant, ce qui permet l’atténuation du message ; c’est ainsi que la quantité de pression depuis l’échelle macroscopique jusqu’à l’échelle microscopique voit ses proportions réduites de 103 à 106. On peut parler d’une hiérarchisation, qui permet de passer, sans dommage tissulaire, de la plus grande échelle, celle de l’organe ou du tissu à la plus petite, celle de la cellule. Comme nous l’avons dit précédemment, cette absorption des ‘influx mécaniques’ rejoint le noyau cellulaire, via le cytosquelette, en retentissant sur le fonctionnement chimique (mécanotransduction). Cette transmission des forces ne concerne pas seulement les influences mécaniques extérieures mais également celles venues de l’intérieur. L’arrangement fascial, distribué en un vaste réseau ubiquitaire, permet d’envisager qu’il existe un mode de transmission de l’information dans le corps autre que le système nerveux. En effet, via le réseau tensionnel continu, l’information mécanique due aux forces intérieures comme extérieures du corps peut être transmise de partout à partout, à une vitesse bien supérieure à celle de l’influx nerveux. La tenségrité nous donne ainsi une autre vision de l’anatomie. La distinction fonctionnelle entre tendons, muscles, fascias, ligaments ou aponévroses s’amenuise du fait qu’ils sont tous impliqués dans la transmission et la distribution des forces tenso-compressionnelles lors du mouvement. D’après les travaux de J. Van der Wal et de P.A. Huijing, on observe que la transmission des forces des muscles agonistes et antagonistes se déploie dans l’ensemble du corps, de manière globale et omnidirectionnelle, via les fascias. Pour S. Levin, les muscles seraient « des régulateurs dynamiques de la tension dans le tissu conjonctif ». L’os, comme nous l’avons vu, fait partie de ce schéma. Il est lui-même tissu conjonctif, originaire du mésoblaste embryonnaire. Le tissu osseux participe ainsi au stockage et à la répartition omnidirectionnelle des forces intérieures et extérieures. Comme l’a souligné J-C. Guimberteau, on ne peut plus se contenter de voir le tissu conjonctif comme un tissu qui ‘unit’ les parties. Il est autant ‘constitutif’ que ‘conjonctif’. En fournissant le cadre fait de microfilaments et de microvacuoles, il conditionne, guide et informe le développement des parenchymes. A.T. Still disait que le ‘fascia est la maison de Dieu’, expression qui illustre bien la fonction ‘constitutive’ de ce tissu. Les cellules résident dans le fascia… On évoquera ici une belle citation de M.F.X. Bichat pour qui le tissu conjonctif membranaire est « le moule déterminant la forme et la taille des organes » (1799).

Ostéopathie et biotenségrité

tarento-construire1.jpg Michèle Tarento évoque ensuite les ponts conceptuels entre la biotenségrité et l’ostéopathie. Ils sont bien évidemment nombreux. On commencera par évoquer la belle image d’un « banc de poissons », proposée par R. Schleip pour exprimer son ressenti de la main lorsque, posée sur le patient, elle perçoit les fascias sous-cutanés. Ceci résonne mécaniquement avec notre vécu d’ostéopathe dont les mains perçoivent des éléments mobiles, adaptatifs (fluides) qui répondent aux informations qu’on leur adresse. L’ostéopathie, dans l’histoire de la médecine, s’est illustrée par l’importance qu’elle a accordée aux mouvements dits ‘mineurs’, par rapport aux mouvements majeurs. La capacité d’abduction ou d’adduction du coude retiendra plus l’attention de l’ostéopathe que celle de flexion ou extension, la première conditionnant la seconde. Par sa palpation délicate, l’ostéopathe est à même de lire l’état ‘tenségral’ de son patient ou, en d’autres termes, le délicat équilibre tenso-compressionnel de ses tissus. La lésion ostéopathique (ou dysfonction somatique) est ce que nous recherchons à l’aide de cette palpation fine. Elle consiste en une perte partielle, plus ou moins importante et localisée, de la capacité d’absorption des déformations. La lésion ostéopathique se manifeste, sous nos mains, par une zone de restriction (attraction des tissus vers la lésion) et d’une nette rigidification. En termes de tenségrité, la lésion ostéopathique peut se traduire par une rigidité tissulaire, mais aussi, à l’inverse, par un relâchement extrême de la structure, par perte du dosage et de l’harmonie entre ‘compression’ et ‘tension’. L’ostéopathie cranio-sacrée est un domaine évident d’application de ces notions. La notion de ‘membrane de tension réciproque’, formulée par Sutherland à propos du système méningé, évoque clairement celle d’autocontrainte. L’arrangement des membranes, les arcs de tension (montrés par Arbuckle puis Upledger) sont autant de structures qui amortissent, répartissent les contraintes extérieures et intérieures. Paul Lee et C.H Cummings sont parmi les premiers ostéopathes à avoir adopté le modèle de la tenségrité dans le domaine cranio-sacré. Pour eux, le M.R.P. n’est plus un simple phénomène hydrodynamique, mais il est la confluence de multiples phénomènes oscillatoires appartenant à différents systèmes : cranio-sacré (mécanique et liquidien), respiratoire, viscéral, fluidique… du patient et… du praticien. Ces oscillations, corrélées à une multitude d’états d’auto-contrainte, s’étendent à l’ensemble des fascias du corps. Pour C. H. Cummings, on peut considérer l’ensemble cranio-sacré, y compris le rachis, comme une suite d’icosaèdres (selon le modèle de la tenségrité), qui auraient pour vocation de transférer l’énergie, à travers toute la structure, du crâne au bassin, sur un mode hélicoïdal. Michèle Tarento évoque ensuite, en un tableau, les points convergents entre les principes dégagés par la recherche sur la tenségrité et l’ostéopathie.

Points communs

Pour l’ostéopathie comme pour la tenségrité, le lien mécanique est prédominant ; il procure des informations très rapides. Le corps est conçu comme un système fermé qui se déforme sous la contrainte et retrouve sa forme à l’arrêt de la contrainte. Physiologiquement, il existe une continuité tensionnelle qui réunit dans une globalité tous les éléments du corps (ce qui sous-entend une interactivité entre eux). La Dr Tarento distingue ensuite quelques points de divergence. Ceux-ci sont plus des nuances, dues à une ignorance entre les deux domaines plutôt qu’à une différence de principe.

Nuances

1 – Le principe d’autonomie, dit d’autoguérison du corps – selon l’ostéopathie : il s’exprime en termes de mécanique et de chimie. Le « repositionnement » structurel (= rétablissement biomécanique de la continuité) est corrélé avec les régulations métaboliques. Lorsque les structures sont en place, la chimie tissulaire fonctionne bien. En d’autres termes, la structure possède son propre pouvoir de réparation. – selon la biotenségrité : le principe d’autonomie s’exprime en termes de géométrie (synergétique) et de mécanique (tenso-compressionnelle). La structure en lésion est potentiellement douée de tenségrité et de capacité de recouvrement de ses qualités tenso-compressionnelles. 2 – Prise en compte des échelles – selon l’ostéopathie : « Les mouvements mineurs gouvernent les mouvements majeurs [1] ». – selon la biotenségrité, on ne sépare pas les mouvements en catégories distinctes, on les hiérarchise dans un continuum qui va du plus grand au plus petit. 3 – Finalement, l’homéostasie est corrélée : – selon l’ostéopathie, avec l’harmonie tensionnelle, réinitiée le plus souvent de manière directionnelle. – selon la biotenségrité, avec l’harmonie tenso-compressionnelle qui est, par essence, omnidirectionnelle. Michèle Tarento conclut son intervention par une brève présentation de son travail de synthèse entre ostéopathie et biotenségrité. Elle a ainsi pu développer une approche personnelle, l’Ostéo-éveil®. Le bien-être, l’être ‘bien dans sa peau’, possède une traduction en termes de biotenségrité. On se sent bien quand l’autocontrainte globale de notre corps est adéquate, réactive et adaptative à toute déformation (physiologique, sportive, professionnelle, traumatique, etc.). On se déforme sous les contraintes puis on revient à la normale à l’arrêt des contraintes, c’est-à-dire à l’équilibre tenso-compressionnel. On est alors ‘confortable dans sa structure’. Pour être au mieux, il ne faut être ni dans un état où compression et tension sont augmentées, avec la rigidité que cela entraine, ni dans un état où compression et tension sont diminuées et amènent les tissus à un état flasque. Par ailleurs, la tenségrité nous enseigne qu’il ne faut pas se polariser sur la nécessité de détendre et relâcher les tissus. Il faut veiller à détendre les câbles trop tendus mais aussi tendre les câbles trop mous [2]. Michèle Tarento nous invite à être tel Kenneth Snelson qui fait de subtils arrangements tenso-compressionnels sur sa Tour Aiguille en jouant sur la tension des câbles. C‘est ainsi que le thérapeute manuel devrait opérer avec ses patients : réglage et harmonisation… Michèle Tarento, nous invite également à retrouver, dans une des idées fortes d’A.T. Still, les thèmes présents dans la biotenségrité. Still voyait dans l’Homme un univers en miniature où règne la Loi de l’Esprit, de la Matière et du Mouvement. La Matière est représentée par l’aspect solide, mécanique de nos tissus. Le Mouvement est l’énergie accumulée par l’autocontrainte dans chacun de nos tissus et organes, alors que l’Esprit est ce qui fait vibrer cet ensemble mécanique autocontraint, selon de très nombreuses fréquences. Notre consœur conclut par une série de photographies de cygnes évoluant sur un plan d’eau, leur cou dans différentes positions… En s’éveillant à l’existence de la biotenségrité, on la voit partout… On se réveille autrement… au monde du vivant.

Commentaires du rédacteur

Assister à une conférence sur la biotenségrité, par une spécialiste de la question, ostéopathe de surcroît, en relation permanente avec les fondateurs du concept, a été une grande chance pour les personnes présentes à cette ‘réunion anniversaire’. En effet, quoi de plus significatif pour marquer cet anniversaire que de discuter de cet aspect de la biologie encore trop méconnu ? Comme l’a souligné Michèle Tarento, la biotenségrité est encore un domaine ‘accessoire’ dans le monde médical et scientifique. Ni D. Ingber, pour l’échelle microscopique, ni S. Levin, pour l’échelle macroscopique, n’ont eu l’audience qu’ils méritent. Je trouve le parallèle intéressant avec l’ostéopathie qui, elle aussi, n’est pas discutée sérieusement dans les milieux scientifiques. C’est en partie pour les mêmes raisons, probablement, qu’ostéopathie et biotenségrité sont ignorées. En effet, la recherche moderne en biologie privilégie largement l’aspect chimique du Réel, pour les stimuli comme pour les réponses. L’aspect mécanique, à l’échelle cellulaire ou nucléaire, est rarement discuté. Or, la biotenségrité comme l’ostéopathie font toutes deux des ponts entre la mécanique et le chimique, une considération encore difficile à accepter mais certainement pleine d’espoir pour la recherche et la clinique. Il serait donc souhaitable au plus haut point que l’ostéopathie se penche sur ce domaine encore jeune de la recherche. À titre personnel, j’avais eu l’occasion, dès les années 90, de découvrir les articles de D. Ingber. Auparavant, j’avais pris connaissance de l’existence du cytosquelette. Cytosquelette, fascia et tenségrité m’ont paru immédiatement comme une des réponses les plus importantes pour expliquer et développer notre travail et nos recherches. Comment parler de ce qui se passe sous la main et dans nos corps sans ces notions ? Merci donc à Michèle pour avoir célébré l’anniversaire de l’Académie, vingt années de conférences, d’articles et de réunions, avec un sujet absolument à la hauteur…

Notes

1. À ma connaissance, et suite à la demande de référencer cette affirmation courante dans les milieux ostéopathiques, j’en ai été l’auteur dans mes cours dispensés à l’École de Maidstone, dans les années 70. Quoique j’apprécie toujours le sens que peut avoir cette affirmation, elle me paraît aujourd’hui insuffisante, car comme pour toute relation de cause à effet, elle supporte le sens contraire, et n’a de sens que si on l’inclut. Certes, l’ostéopathie s’est illustrée en affirmant que les petits mouvements du coude ou du genou (rotation, abduction) conditionnent les grands mouvements (flexion, extension), mais le contraire est vrai : les grands mouvements ‘gouvernent’ les petits. Cela vaut pour l’affirmation ‘structure gouverne fonction’ qui n’a de sens que si on affirme l’inverse. Alain Abehsera 2. Voir l’article d’Alain Abehsera sur le sujet publié sur le Site de l’Ostéopathie : Détendre est-il l’objectif principal de l’ostéopathie?

Bibliographie

Bibliographie de la conférence de Michèle Tarento pour le 20e anniversaire de l’Académie d’ostéopathie 25-3-17 – Abehsera A. « Maladies de l’os ou les os de la maladie » – Apostill n°9 -2001 – Chauffour P., Prat E. Le Lien Mécanique- Théorie et pratique -Sully- 2003 – Cummings C.H. A tensegrity model for osteopathy in the Cranial field – 1994 – Fuller R.B. Synergetics, exploration in the geometry of thinking – in collaboration with E.J. Applewhite – Collier Books – Macmillian Publishing Company1982 – Gehin A. Concept de tenségrité en ostéopathie -Sauramp médical- 2010 – Gordon J.E. Structures or why things don’t fall – Penguin science-1978 – Ingber D.E-. The architecture of life. Scientific american – 278- 48-57- 1998 – Levin S.M. « Continuous tension, discontinuous compression, a model for biomecanical support of the body »- Bulletin of Structural Integration, Rolf Institute, Bolder-31-33 « « bulletin of structural integration – 1982 – Martin D.C. Biotensegrity -interplay of tension and compression in the body- Munich Kiener press -2016 – Megret J.F La tenségrité, vers une biomécanique ostéopathique -Mémoire d’ostéopathie- 2003 – Paoletti S. Les fascias-Rôle des tissus dans la mécanique humaine – Sully 2003 – Ribadeau Dumas – Histologie Moléculaire – J.M. André 1999 – Rouvière H . Anatomie humaine-Masson – 1967 (3 Tomes) – Scarr G. Biotenségrité – La base structurelle de la vie – traduit par P. Tricot- Sully 2015 – Snelson K. Forces made visible – Hard Press Editions Publication- 2009 – Still A.T. Autobiographie du fondateur de l’ostéopathie – édition critique J.M. Gueulette – traduit par P. Tricot- Sully- 2017 – Tarento M. « L’os, un fascia solide, un biomatériau interpellant » – revue EPS – avril mai 2013 – Tarento M. Construire son corps avec l’ostéo éveil et la biotenségrité – Sully 2016 – Tricot P. Approche Tissulaire de l’Ostéopathie – tomes 1 et 2- Sully 2005 – Zohrn A. Ph D Physical thoughts about Structure- The elasticity of fascia -Yearbook 2008

Sites

– Kennet Snelson : www.kennethsnelson.net/sculptures – Steve Levin: www.biotensegrity.com – Jean Claude Guimberteau : www.endovivo.com – Michèle Tarento : www.osteo-eveil.fr – Graham Scarr : www.tensegrityinbiology.co.uk – ‏Sessions de construction de modèles en langue française : dc_martin@gmx.de
Le Site de l’Ostéopathie remercie Michèle Tarento et l’Académie d’Ostéopathie de l’avoir autorisé à publier ce compte-rendu. Nous remercions Alain Abehsera pour son compte-rendu Le site de l’ostéopathie remercie Michèle Tarento, auteure, Didier Chaboche, photographe, et les éditions Sully de l’avoir autorisé à publier différentes images du livre ‘Construire son corps avec l’ostéo éveil et la biotenségrité’. Cet article a paru sur le Site de l’Ostéopathie le 23 janvier 2018 et a été publié dans La Revue du SDO n°2 & l’Ostéo4pattes n°47 B – Février 2018

 

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